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ternes, crut ne rien devoir à un simple citoyen qui n'était que le premier homme de lettres de la nation, et garda le filence.

Voltaire voulut prendre les moyens de venger l'honneur outragé, moyens autorifés par les mœurs des nations modernes, et profcrits par leurs lois : la bastille, et au bout de fix mois l'ordre de quitter Paris, furent la punition de ses premières démarches, Le cardinal de Fleuri n'eut pas même la petite politique de donner à l'agreffeur la plus légère marque de mécontentement. Ainfi lorsque les lois abandonnaient les citoyens, le pouvoir arbitraire les punisfait de chercher une vengeance que ce filence rendait légitime, et que les principes de l'honneur prefcrivaient comme néceffaire. Nous ofons croire que de notre temps la qualité d'homme ferait plus refpectée, que les lois ne feraient plus muettes devant le ridicule préjugé de la naiffance, et que, dans une querelle entre deux citoyens, ce ne ferait pas à l'offenfé que le ministère enlèverait fa liberté et fa patrie.

Voltaire fit encore à Paris un voyage fecret et inutile; il vit trop qu'un adversaire, qui disposait à fon gré de l'autorité miniftérielle et du pouvoir judiciaire, pourrait également l'éviter et le perdre. Il s'enfevelit dans la retraite, et dédaigna de s'occuper plus long-temps de fa vengeance, ou plutôt il ne voulut fe venger qu'en accablant fon ennemi du poids de fa gloire, et en le forçant d'entendre répéter, au bruit des acclamations de l'Europe, le nom qu'il avait voulu avilir.

L'Angleterre fut fon afile. Newton n'était plus, mais fon efprit régnait fur fes compatriotes qu'il avait

inftruits à ne reconnaître pour guides, dans l'étude de la nature, que l'expérience et le calcul. Locke, dont la mort était encore récente, avait donné le premier une théorie de l'ame humaine, fondée fur l'expérience, et montré la route qu'il faut fuivre en métaphyfique pour ne point s'égarer. La philofophie de Shaftersbury, commentée par Bolingbroke, embellie par les vers de Pope, avait fait naître en Angleterre un déisme qui annonçait une morale fondée sur des motifs faits pour émouvoir les ames élevées, fans offenfer la raison.

Gependant en France les meilleurs efprits cherchaient encore à fubftituer, dans nos écoles, les hypothèses de Defcartes aux abfurdités de la phyfique fcolaftique: une thèfe où l'on foutenait foit le fyftême de Copernic, foit les tourbillons, était une victoire fur les préjugés. Les idées innées étaient devenues presque un article de foi aux yeux des dévots, qui d'abord les avaient prifes pour une héréfie. Mallebranche, qu'on croyait entendre, était le philofophe à la mode. On paffait pour un efprit fort lorfqu'on fe permettait de regarder l'existence de cinq propofitions dans le livre illifible de Janfenius, comme un fait indifférent au bonheur de l'efpèce humaine, ou qu'on ofait lire Bayle fans la permiffion d'un docteur en théologie.

Ce contrafte devait exciter l'enthoufiafme d'un homme qui, comme Voltaire, avait dès fon enfance fecoué tous les préjugés. L'exemple de l'Angleterre lui montrait que la vérité n'eft pas faite pour refter um fecret entre les mains de quelques philofophes, et d'un petit nombre de gens du monde inftruits, ou

plutôt endoctrinés par les philofophes; riant avec eux des erreurs dont le peuple eft la victime, mais s'en rendant eux-mêmes les défenfeurs, lorfque leur état ou leurs places leur y fait trouver un intérêt chimérique ou réel, et prêts à laiffer profcrire ou même à perfécuter leurs précepteurs, s'ils ofent dire ce qu'eux-mêmes penfent en fecret.

Dès ce moment Voltaire fe fentit appelé à détruire les préjugés de toute efpèce, dont fon pays était l'efclave. Il fentit la poffibilité d'y réuffir par un mélange heureux d'audace et de foupleffe, en fachant tantôt céder aux temps, tantôt en profiter ou les faire naître ; en se servant tour à tour, avec adreffe, du raisonnement, de la plaifanterie, du charme des vers ou des effets du théâtre; en rendant enfin la raison affez fimple pour devenir populaire, affez aimable pour ne pas effrayer la frivolité, affez piquante pour être à la mode. Ce grand projet de fe rendre, par les feules forces de fon génie, le bienfaiteur de tout un peuple en l'arrachant à ses erreurs, enflamma l'ame de Voltaire, échauffa fon courage. Il jura d'y confacrer fa vie, et il a tenu parole.

La tragédie de Brutus fut le premier fruit de fon voyage en Angleterre.

Depuis Cinna notre théâtre n'avait point retenti des fiers accens de la liberté; et, dans Cinna, ils étaient étouffés par ceux de la vengeance. On trouva dans Brutus la force de Corneille avec plus de pompe et d'éclat, avec un naturel que Corneille n'avait pas, et l'élégance foutenue de Racine. Jamais les droits d'un peuple opprimé n'avaient été expofés avec plus de force, d'éloquence, de précifion même, que dans

la feconde fcène de Brutus. Le cinquième acte eft un chef-d'œuvre de pathétique.

On a reproché au poëte d'avoir introduit l'amour dans ce sujet fi impofant et fi terrible, et furtout un amour fans un grand intérêt; mais Titus entraîné par un autre motif que l'amour, eût été avili; la févérité de Brutus n'eût plus déchiré l'ame des fpectateurs; et fi cet amour eût trop intéreffé, il était à craindre que leur cœur n'eût trahi la caufse de Rome. Ce fut après cette pièce que Fontenelle dit à Voltaire, qu'il ne le croyait point propre à la tragédie, que fon ftyle était trop fort, trop pompeux, trop brillant. Je vais donc relire vos paftorales, lui répondit Voltaire.

Il crut alors pouvoir afpirer à une place à l'académie française, et on pouvait le trouver modefte d'avoir attendu fi long-temps; mais il n'eut pas même l'honneur de balancer les fuffrages. Le Gros de Boze prononça, d'un ton doctoral, que Voltaire ne ferait jamais un perfonnage académique.

Ce de Boze, oublié aujourd'hui, était un de ces hommes qui, avec peu d'efprit et une science médiocre, fe gliffent dans les maifons des grands et des gens en place, et y réuffiffent parce qu'ils ont précisément ce qu'il faut pour fatisfaire la vanité d'avoir chez foi des gens de lettres, et que leur efprit ne peut ni infpirer la crainte ni humilier l'amour propre. De Boze était d'ailleurs un perfonnage important; il exerçait alors à Paris l'emploi d'infpecteur de la librairie, que depuis la magiftrature a ufurpé fur les gens de lettres, à qui l'avidité des hommes riches ou accrédités ne laiffe que les places dont les

fonctions perfonnelles exigent des lumières et des talens.

Après Brutus, Voltaire fit la Mort de Céfar, sujet déjà traité par Shakespeare dont il imita quelques scènes en les embellissant. Cette tragédie ne fut jouée qu'au bout de quelques années, et dans un college. Il n'ofait rifquer fur le théâtre une pièce fans amour, fans femmes, et une tragédie en trois actes; car les innovations peu importantes ne font pas toujours celles qui foulèvent le moins les ennemis de la nouveauté. Les petits efprits doivent être plus frappés des petites chofes. Cependant un ftyle noble, hardi, figuré, mais toujours naturel et vrai; un langage digne du vainqueur et des libérateurs du monde ; la force et la grandeur des caractères, le fens profond qui règne dans les difcours de ces derniers Romains, occupent et attachent les fpectateurs faits pour fentir ce mérite, les hommes qui ont dans le cœur ou dans l'efprit quelque rapport avec ces grands perfonnages, ceux qui aiment l'hiftoire, les jeunes gens enfin encore pleins de ces objets que l'éducation a mis fous leurs yeux.

Les tragédies hiftoriques, comme Cinna, la Mort de Pompée, Brutus, Rome fauyée, le Triumvirat de Voltaire, ne peuvent avoir l'intérêt du Cid, d'Iphigénie, de Zaïre, ou de Mérope. Les paffions douces et tendres du cœur humain ne pourraient s'y développer fans diftraire du tableau hiftorique qui en eft le fujet; les événemens ne peuvent y être difpofés avec la même liberté pour les faire fervir à l'effet théâtral. Le poëte y eft bien moins maître des caractères. L'intérêt, qui eft celui d'une nation

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