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Une opération falutaire ne change point de nature, fi elle eft exécutée avec dureté; mais alors l'homme honnête et éclairé qui l'approuve, s'il fe croit obligé de la défendre, ne la défend qu'à regret; fon ame révoltée n'a plus ni zèle ni chaleur pour un parti que fes chefs déshonorent. Ceux qui manquent de lumières paffent, de la haine pour le miniftre, à l'averfion des mesures qu'il foutient par l'oppreffion; et la voix publique condamne ce que, laiffée à ellemême, elle eût peut-être approuvé.

Le grand nombre des magiftrats que cette révolution privait de leur état, le mérite et les vertus de quelques-uns, la foule des miniftres fubalternes de la juftice liés à leur fort par honneur et par intérêt, ce penchant naturel qui porte les hommes à s'unir à la caufe des perfécutés, la haine non moins naturelle pour le pouvoir : tout devait à la fois rendre odieufes les opérations du miniftère, et lui fufciter des obftacles, lorfque forcé de remplacer les tribu→ naux qu'il voulait détruire, la force devenait inutile, et la confiance néceffaire.

Cependant la barbarie des lois criminelles, les vices révoltans des lois civiles, offraient aux auteurs de la révolution un moyen sûr de regagner l'opinion, et de donner à ceux qui confentiraient à remplacer les parlemens, une excufe que l'honneur et le patriotifme auraient pu avouer hautement. Les miniftres dédaignèrent ce moyen. Le parlement s'était rendu odieux à tous les hommes éclairés, par les obftacles qu'il oppofait à la liberté d'écrire, par fon fanatitme dont le fupplice récent du chevalier de la Barre était un exemple aux yeux de l'Europe entière. Mais,

irrité

irrité des libelles publiés contre lui, effrayé des ouvrages où l'on attaquait ses principes, jaloux enfin de fe faire un appui du clergé, le chancelier fe plut à charger de nouvelles chaînes la liberté d'imprimer. La mémoire de la Barre ne fut pas réhabilitée, fon ami ne put obtenir une révifion qui eût couvert d'opprobre ceux à qui le chef de la juftice était pourtant fi intéressé à ravir la faveur publique. La procédure criminelle subsista dans toute fon horreur; et cependant huit jours auraient fuffi pour rédiger une loi qui aurait fupprimé la peine de mort fi cruellement prodiguée, aboli toute espèce de torture, profcrit les fupplices cruels; qui aurait exigé une grande pluralité pour condamner, admis un certain nombre de récufations fans motif, accordé aux accufés le fecours d'un confeil; qui enfin leur aurait affuré la faculté de connaître et d'examiner tous les actes de la procédure, le droit de préfenter des témoins, de faire entendre des faits juftificatifs. La nation, l'Europe entière auraient applaudi; les magiftrats dépoffédés n'auraient plus été que les ennemis de ces innovations falutaires ; et leur chute, que l'époque où le fouverain aurait recouvré la liberté de fe livrer à fes vues de juftice et d'humanité.

A la vérité, la vénalité des charges fut fupprimée; mais les juges étant toujours nommés par la cour, on ne vit dans ce changement que la facilité de placer dans les tribunaux des hommes fans fortune et plus faciles à féduire.

On diminua les refforts les plus étendus, mais on n'érigea pas en parlemens ces nouvelles cours; on ne leur accorda point l'enregistrement, et par là on mit Vie de Voltaire. I

entre elles et les anciens tribunaux une différence, préfage de leur destruction; enfin on fupprima les épices des juges, remplacées par des appointemens fixés: feule opération que la raifon put approuver toute entière.

Ceux qui conduifaient cette révolution parvinrent cependant à la confommer malgré une réclamation prefque générale. Le duc de Choifeul, accufé de fomenter en fecret la réfiftance un peu incertaine du parlement de Paris, et d'avoir retardé la conclufion d'une pacification entre l'Angleterre et l'Espagne, fut exilé dans fes terres. Le parlement, obligé de prendre par reconnaissance le parti de la fermeté, fut bientôt difperfé. Le duc d'Aiguillon devint miniftre; un nouveau tribunal remplaça le parlement. Quelques parlemens de province eurent le fort de celui de Paris; d'autres confentirent à refter, et facrifièrent une partie de leurs membres. Tout fe tut devant l'autorité, et il ne manqua au fuccès des miniftres que l'opinion publique qu'ils bravaient, et qui au bout de quelques années eut le pouvoir de les détruire.

Voltaire haïffait le parlement de Paris, et aimait le duc de Choifeul; il voyait dans l'un, un ancien perfécuteur que fa gloire avait aigri et n'avait pas défarmé; dans l'autre, un bienfaiteur et un appui. Il fut fidelle à la reconnaiffance et conftant dans fes opinions. Dans toutes fes lettres, il exprime fes fentimens pour le duc de Choifeul avec franchise, avec énergie; et il n'ignorait pas que fes lettres (grâces à l'infame usage de violer la foi publique) étaient lues par les ennemis du miniftre exilé. Un

joli conte, intitulé Barmécide, (*) eft le feul monument durable de l'intérêt que cette disgrâce avait excité. L'injuftice avec laquelle les amis ou les partifans du miniftre, l'accusèrent d'ingratitude, fut un des chagrins les plus vifs que Voltaire ait éprouvés. Il le fut d'autant plus que le miniftre partagea cette injuftice. En vain Voltaire tenta de le défabufer; il invoqua vainement les preuves qu'il donnait de fon attachement et de fes regrets.

Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gufman même,

écrivait-il dans fa douleur. Mais il ne fut pas entendu.

Les grands, les gens en place ont des intérêts, et rarement des opinions : combattre celle qui convient à leurs projets actuels, c'eft, à leurs yeux, fe déclarer contre eux. Cet attachement à la vérité, l'une des plus fortes paffions des efprits élevés et des ames indépendantes, n'eft pour eux qu'un fentiment chimérique. Ils croient qu'un raifonneur, un philosophe, n'a, comme eux, que des opinions du moment, profeffe ce qu'il veut, parce qu'il ne tient fortement à rien, et doit par conféquent changer de principes, fuivant les intérêts paffagers de fes amis ou de fes bienfaiteurs. Ils le regardent comme un homme fait pour défendre la caufe qu'ils ont embraffée, et non pour foutenir fes principes personnels; pour fervir fous eux, et non pour juger de la justice de la guerre. Auffi le duc de Choiseul et fes amis paraissaient-ils croire que Voltaire aurait dû, par refpect pour lui, ou trahir ou cacher fes opinions fur des queftions de droit public. Anecdote curieufe, qui prouve à

(*) L'Epître de Benaldaki à Caramonftée. Vol. d'Epîtres.

quel point l'orgueil de la grandeur ou de la naissance peut faire oublier l'indépendance naturelle de l'efprit humain, et l'inégalité des efprits et des talens, plus réelle que celle des rangs et des places.

Voltaire voyait avec plaifir la deftruction de la vénalité, celle des épices, la diminution du reffort immenfe du parlement de Paris; abus qu'il combattait par le raifonnement et le ridicule depuis plus de quarante années. Il préférait un feul maître à plufieurs, un fouverain dont on ne peut craindre que les préjugés, à une troupe de defpotes dont les préjugés font encore plus dangereux, mais dont on doit craindre de plus les intérêts et les petites paffions, et qui plus redoutables aux hommes ordinaires, le font furtout à ceux dont les lumières les effrayent, et dont la gloire les irrite. Il difait : Fai les reins peu flexibles; je confens à faire une révérence, mais cent de fuite me fatiguent.

Il applaudit donc à ces changemens; et parmi les hommes éclairés qui partageaient fon opinion, il ofa feul la manifefter. Sans doute il ne pouvait fe diffimuler avec quelle petiteffe de moyens et de vues, on avait laiffé échapper cette occafion fi heureufe de réformer la légiflation française, de rendre aux efprits la liberté, aux hommes leurs droits, de profcrire à la fois l'intolérance et la barbarie, de faire enfin de ce moment l'époque d'une révolution heureuse pour la nation, glorieufe pour le prince et fes miniftres. Mais Voltaire était auffi trop pénétrant pour ne pas fentir que fi les lois étaient les mêmes, les tribunaux étaient changés; que fi même ils avaient hérité de l'efprit de leurs prédéceffeurs, ils

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