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et fit la tragédie d'Artémire. Une actrice formée par lui, et devenue à la fois fa maîtreffe et fon élève, joua le principal rôle. Le public qui avait été juste pour Oedipe, fut au moins févère pour Artémire; effet ordinaire de tout premier fuccès. Une averfion fecrète pour une fupériorité reconnue n'en eft pas la feule cause, mais elle fait profiter d'un fentiment naturel qui nous rend d'autant moins faciles que' nous espérons davantage.

Cette tragédie ne valut à Voltaire que la permiffion de revenir à Paris, dont une nouvelle calomnie et fes liaisons avec les ennemis du régent, et entre autres avec le duc de Richelieu et le fameux baron de Gortz, l'avaient fait éloigner. Ainfi cet ambitieux dont les vaftes projets embraffaient l'Europe, et menaçaient de la bouleverfer, avait choisi pour ami, et presque pour confident, un jeune poëte: c'est que les hommes fupérieurs fe devinent et fe cherchent, qu'ils ont une langue commune qu'eux feuls peuvent parler et entendre.

En 1722, Voltaire accompagna madame de Rupelmonde en Hollande. Il voulait voir, à Bruxelles, Rouffeau dont il plaignait les malheurs, et dont il estimait le talent poëtique. L'amour de fon art l'emportait fur le jufte mépris que le caractère de Rousseau devait lui inspirer. Voltaire le confulta fur fon poëme de la Ligue, lui lut l'Epître à Uranie, faite pour madame de Rupelmonde, et premier monument de fa liberté de penfer, comme de fon talent pour traiter en vers et rendre populaires les queftions de métaphyfiques ou de morale. De fon côté, Rouffeau lui récita une Ode à la postérité, qui, comme Voltaire

le lui dit alors, à ce qu'on prétend, ne devait pas aller à fon adreffe; et le Jugement de Pluton, allégorie fatirique, et cependant auffi promptement oubliée que l'ode. Les deux poëtes fe féparèrent ennemis irréconciliables. Rouffeau fe déchaîna contre Voltaire, qui ne répondit qu'après quinze ans de patience. On eft étonné de voir l'auteur de tant d'épigrammes licencieuses, où les miniftres de la religion font continuellement livrés à la rifée et à l'opprobre, donner férieusement, pour cause de fa haine contre Voltaire, fa contenance évaporée pendant la meffe, et l'Epître à Uranie. Mais Rouffeau avait pris le mafque de la dévotion; elle était alors un afile honorable pour ceux que l'opinion mondaine avait flétris, afile sûr et commode que malheureusement la philofophie, qui a fait tant d'autres maux, leur a fermé depuis fans retour.

celui

En 1724, Voltaire donna Mariamne. C'était le fujet d'Artémire fous des noms nouveaux, avec une intrigue moins compliquée et moins romanefque ; mais c'était furtout le ftyle de Racine. La pièce fut jouée quarante fois. L'auteur combattit, dans la préface, l'opinion de la Motte qui, né avec beaucoup d'efprit et de raison, mais peu fenfible à l'harmonie, ne trouvait dans les vers d'autre mérite que de la difficulté vaincue, et ne voyait dans la poëfie qu'une forme de convention, imaginée pour foulager la mémoire, et à laquelle l'habitude feule fefait trouver des charmes. Dans fes lettres imprimées à la fin d'Oedipe, il avait déjà combattu le même poëte qui regardait la règle des trois unités comme un autre préjugé..

On doit favoir gré à ceux qui ofent, comme la Motte, établir dans les arts des paradoxes contraires. aux idées communes. Pour défendre les règles. anciennes, on eft obligé de les examiner ; fi l'opinion reçue fe trouve vraie, on a l'avantage de croire par raifon ce qu'on croyait par habitude; fi elle est fauffe, on eft délivré d'une erreur.

Cependant il n'eft pas rare de montrer de l'humeur contre ceux qui nous forcent à examiner ce que nous avons admis fans réflexion. Les efprits qui, comme Montagne, s'endorment tranquillement fur l'oreiller du doute, ne font pas communs; ceux qui font tourmentés du défir d'atteindre à la vérité, font plus rares encore. Le vulgaire aime à croire, même fans preuve, et chérit fa fécurité dans fon aveugle croyance, comme une partie de fon repos.

C'eft vers la même époque que parut la Henriade fous le nom de la Ligue. Une copie imparfaite, enlevée à l'auteur, fut imprimée furtivement; et non-feulement il y était refté des lacunes, mais on en avait rempli quelques-unes.

La France eut donc enfin un poëme épique. On peut regretter, fans doute, que Voltaire qui a mis tant d'action dans fes tragédies, qui y fait parler aux paffions un langage fi naturel et fi vrai, qui a fu également les peindre, et par l'analyse des fentimens qu'elles font éprouver, et par les traits qui leur échappent, n'ait point déployé dans la Henriade ces talens que nul, homme n'a encore réunis au même degré; mais un fujet fi connu, fi près de nous, laiffait peu de liberté à l'imagination du poëte. La paffion fombre et cruelle du fanatisme, s'exerçant

fur les personnages fubalternes, ne pouvait exciter que l'horreur. Une ambition hypocrite était la seule qui animât les chefs de la ligue. Le héros, brave, humain et galant, mais n'éprouvant que les malheurs de la fortune, et les éprouvant feul, ne pouvait intéreffer que par fa valeur et fa clémence : enfin il était impoffible que la converfion un peu forcée d'Henri IV formât jamais un dénouement bien héroïque.

Mais fi, pour l'intérêt des événemens, pour la variété, pour le mouvement, la Henriade eft inférieure aux poëmes épiques qui étaient alors en poffeffion de l'admiration générale, par combien de beautés neuves cette infériorité n'eft-elle point compensée ? Jamais une philofophie fi profonde et fi vraie a-t-elle été embellie par des vers plus fublimes ou plus touchans? quel autre poëme offre des caractères deffinés avec plus de force et de nobleffe, fans rien perdre de leur vérité hiftorique? quel autre renferme une morale plus pure, un amour de l'humanité plus éclairé, plus libre des préjugés et des paffions vulgaires? Que le poëte fasse agir ou parler fes perfonnages, qu'il peigne les attentats du fanatifme ou les charmes et les dangers de l'amour, qu'il transporte fes lecteurs fur un champ de bataille ou dans le ciel que fon imagination a créé, par-tout il eft philofophe, par-tout il paraît profondément occupé des vrais intérêts du genre-humain. Du milieu même des fictions on voit fortir de grandes vérités fous un pinceau toujours brillant et toujours pur.

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Parmi tous les poëmes épiques, la Henriade feule

a un but moral; non qu'on puiffe dire qu'elle foit le développement d'une feule vérité, idée pédantefque,

à

à laquelle un poëte ne peut affujettir fa marche, mais parce qu'elle refpire par-tout la haine de la guerre et du fanatifme, la tolérance et l'amour de l'humanité. Chaque poëme prend nécessairement la teinte du fiècle qui l'a vu naître ; et la Henriade eft née dans le fiècle de la raifon. Auffi plus la raison fera de progrès parmi les hommes, plus ce poëme aura d'admirateurs.

On peut comparer la Henriade à l'Enéide: toutes deux portent l'empreinte du génie dans tout ce qui a dépendu du poëte, et n'ont que les défauts d'un fujet dont le choix a également été dicté par l'efprit national. Mais Virgile ne voulait que flatter l'orgueil des Romains, et Voltaire eut le motif plus noble de préserver les Français du fanatifme, en leur retraçant les crimes où il avait entraîné leurs ancêtres.

La Henriade, Oedipe et Mariamne avaient placé Voltaire bien au-deffus de fes contemporains, et femblaient lui affurer une carrière brillante, lorfqu'un événement fatal vint troubler fa vie. Il avait répondu par des paroles piquantes au mépris que lui avait témoigné un homme de la cour, qui s'en vengea en le fefant infulter par fes gens, fans compromettre fa fureté personnelle. Ce fut à la porte de l'hôtel de Sulli, où il dînait, qu'il reçut cet outrage dont le duc de Sulli ne daigna témoigner aucun reffentiment, perfuadé fans doute que les defcendans des Francs ont confervé droit de vie et de mort fur ceux des Gaulois. Les lois furent muettes; le parlement de Paris, qui a puni ou fait punir de moindres outrages, lorfqu'ils ont eu pour objet quelqu'un de fes fubalVie de Voltaire.

B

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