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Son exil ne fut pas long. Madame du Noyer, qui s'y était réfugiée avec fes deux filles, pour se féparer de fon mari, plus que par zèle pour la religion protestante, vivait alors, à la Haie, d'intrigues et de libelles, et prouvait par fa conduite que ce n'était pas la liberté de confcience qu'elle y était allée chercher.

M. de Voltaire devint amoureux d'une de fes filles; la mère trouvant que le feul parti qu'elle pût tirer de cette paffion était d'en faire du bruit, fe plaignit à l'ambaffadeur, qui défendit à fon jeune protégé de conferver des liaisons avec mademoiselle du Noyer, et le renvoya dans fa famille pour n'avoir pas fuivi fes ordres.

Madame du Noyer ne manqua pas de faire imprimer cette aventure avec les lettres du jeune Arouet à fa fille, efpérant que ce nom, déjà très-connu, ferait mieux vendre le livre; et elle eut foin de vanter fa févérité maternelle et fa délicateffe, dans le libelle même où elle déshonorait fa fille.

On ne reconnaît point dans ces lettres la fenfibilité de l'auteur de Zaïre et de Tancrède. Un jeune homme paffionné fent vivement, mais ne diftingue pas luimême les nuances des fentimens qu'il éprouve; il ne fait ni choifir les traits courts et rapides qui caractérisent la paffion, ni trouver des termes qui peignent à l'imagination des autres le fentiment qu'il éprouve, et le faffent paffer dans leur ame. Exagéré ou commun, il paraît froid lorfqu'il eft dévoré de l'amour le plus vrai et le plus ardent. Le talent de peindre les paffions fur le théâtre, eft même un des derniers qui fe développe dans les poëtes. Racine n'en avait

pas même montré le germe dans les Frères ennemis et dans Alexandre, et Brutus a précédé Zaïre : c'est que pour peindre les paffions, il faut non-feulement les avoir éprouvées, mais avoir pu les observer, en juger les mouvemens et les effets dans un temps où, ceffant de dominer notre ame, elles n'exiftent plus que dans nos fouvenirs. Pour les fentir, il fuffit d'avoir un cœur; il faut, pour les exprimer avec énergie et avec jufteffe, une ame long-temps exercée par elles, et perfectionnée par la réflexion.

Arrivé à Paris, le jeune homme oublia bientôt fon amour; mais il n'oublia point de faire tous fes efforts pour enlever une jeune personne estimable et née pour la vertu, à une mère intrigante et corrompue. Il employa le zèle du profélitifme. Plufieurs évêques, et même des jéfuites, s'unirent à lui. Ce projet manqua; mais Voltaire eut dans la fuite le bonheur d'être utile à mademoiselle du Noyer, alors mariée au baron de Vinterfeld.

Cependant fon père le voyant toujours obstiné à faire des vers et à vivre dans le monde, l'avait exclu de fa maison. Les lettres les plus foumises ne le touchaient point: il lui demandait même la permiffion de paffer en Amérique, pourvu qu'avant fon départ il lui permît d'embraffer fes genoux. Il fallut se réfoudre, non à partir pour l'Amérique, mais à entrer chez un procureur.

Il n'y refta pas long-temps. M. de Caumartin, ami de M. Arouet, fut touché du fort de fon fils, et demanda la permiffion de le mener à Saint-Ange, où loin de ces fociétés alarmantes pour la tendresse paternelle, il devait réfléchir fur le choix d'un état.

Il y trouva le vieux Caumartin, vieillard respectable, paffionné pour Henri IV et pour Sulli, alors trop oubliés de la nation. Il avait été lié avec les hommes les plus inftruits du règne de Louis XIV, favait les anecdotes les plus fecrètes, les favait telles qu'elles s'étaient paffées, et se plaifait à les raconter. Voltaire revint de Saint-Ange, occupé de faire un poëme épique dont Henri IV ferait le héros, et plein d'ardeur pour l'étude de l'hiftoire de France. C'eft à ce voyage que nous devons la Henriade et le Siècle de Louis XIV.

Ce prince venait de mourir. Le peuple, dont il avait été fi long-temps l'idole, ce même peuple qui lui avait pardonné fes profufions, fes guerres et fon defpotisme, qui avait applaudi à fes perfécutions contre les proteftans, infultait à fa mémoire par une joie indécente. Une bulle follicitée à Rome contre un livre de dévotion, avait fait oublier aux Parifiens cette gloire dont ils avaient été fi long-temps idolâtres. On prodigua les fatires à la mémoire de Louis le grand, comme on lui avait prodigué les panégyriques pendant fa vie. Voltaire accufé d'avoir fait une de ces fatires, fut mis à la baftille : elle finiffait par ce vers:

J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans.

Il en avait un peu plus de vingt-deux; et la police regarda cette espèce de conformité d'âge comme une preuve fuffifante pour le priver de fa liberté.

C'est à la bastille que le jeune poëte ébaucha le poëme de la Ligue, corrigea fa tragédie d'Oedipe, commencée long-temps auparavant, et fit une pièce

de vers fort gaie fur le malheur d'y être. M. le duc d'Orléans, inftruit de fon innocence, lui rendit fa liberté, et lui accorda une gratification.

Monfeigneur, lui dit Voltaire, je remercie votre Alteffe royale de vouloir bien continuer à fe charger de ma nourriture, mais je la prie de ne plus fe charger de mon logement.

La tragédie d'Oedipe fut jouée en 1718. L'auteur n'était encore connu que par des pièces fugitives, par quelques épîtres où l'on trouve la philofophie de Chaulieu, avec plus d'esprit et de correction, et par une ode qui avait difputé vainement le prix de l'académie française. On lui avait préféré une pièce ridicule de l'abbé du Jarri. Il s'agiffait de la décoration de l'autel de Notre-Dame, car Louis XIV s'était fouvenu, après foixante et dix ans de règne, d'accomplir cette promeffe de Louis XIII; et le premier ouvrage en vers férieux que Voltaire ait publié, fut un ouvrage de dévotion.

Né avec un goût sûr et indépendant, il n'aurait pas voulu mêler l'amour à l'horreur du fujet d'Oedipe, et il ofa même préfenter fa pièce aux comédiens fans avoir payé ce tribut à l'usage; mais elle ne fut pas reçue. L'affemblée trouva mauvais que l'auteur osât réclamer contre fon goût. Ce jeune homme mériterait bien, difait Dufresne, qu'en punition de fon orgueil on jouât fa pièce avec cette grande vilaine fcène traduite de Sophocle.

Il fallut céder, et imaginer un amour épifodique et froid. La pièce réuffit; mais ce fut malgré cet amour : et la scène de Sophocle en fit le fuccès. La Motte, alors le premier homme de la littérature, dit,

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dans fon approbation, que cette tragédie promettait un digne fucceffeur de Corneille et de Racine; et cet hommage rendu par un rival dont la réputation était déjà faite, et qui pouvait craindre de se voir furpassé, doit à jamais honorer le caractère de la Motte.

Mais Voltaire, dénoncé comme un homme de génie et comme un philofophe à la foule des auteurs médiocres, et aux fanatiques de tous les partis, réunit dès-lors les mêmes ennemis dont les générations renouvelées pendant foixante ans, ont fatigué et trop fouvent troublé fa longue et glorieuse carrière. Ces vers fi célèbres :

Nos prêtres ne font pas ce qu'un vain peuple pense; Notre crédulité fait toute leur fcience.

furent le premier cri d'une guerre que la mort même de Voltaire n'a pu éteindre.

A une représentation d'Oedipe, il parut fur le théâtre portant la queue du grand-prêtre. La maréchale de Villars demanda qui était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. On lui dit que c'était l'auteur. Cette étourderie, qui annonçait un homme fi fupérieur aux petiteffes de l'amour propre, lui infpira le défir de le connaître. Voltaire, admis dans fa fociété, eut pour elle une paffion, la première et la plus férieufe qu'il ait éprouvée. Elle ne fut pas heureuse, et l'enleva pendant assez long-temps à l'étude qui était déjà fon premier besoin; il n'en parla jamais depuis qu'avec le fentiment du regret et presque du remords.

Délivré de fon amour, il continua la Henriade,

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