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plus fort & de plus touchant. On n'a qu'à lire fes Peroraifons. Quand on a partageoit les plaidoiers, on lui laiffoit toujours cette derniére partie, & il y réuffiffoit particuliérement; non, ditil, qu'il eût plus d'efprit que les autres, mais parce qu'il étoit plus touché & plus attendri, fans quoi fon difcours n'auroit point été capable de toucher & d'attendrir les Juges.

Ce b fut ce rare mélange & cet heureux affortiment de toutes les différentes qualités de l'Orateur qui fut la caufe du rapide fuccès qu'eurent les plaidoiers de Ciceron. Il reconnoit luimême qu'on n'avoit encore rien vù ni entendu de pareil à Rome, & que ce nouveau genre d'éloquence charma les

a Si plures dicebamus, perorationem mihi tamen omnes relinquebant: in quo ut viderer excellere, non ingenio fed dolore affequebar... nec unquam is qui audiret incenderetur, nifi ardens ad eum perveniret oratio. Orat. n. 130. & 132.

b Jejunas hujus multiplicis & æquabiliter in omnia genera fufe orationis aures civitatis accepimus, eafque nos primi, quicumque eramus, & quantulumcumque dicebamus, ad hujus generis dicendi audiendi, incredibilia ftudia convertimus. Orat, n. 106.

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Propter exquifitius & minimè vulgare orationis genus, animos hominum ad me di. cendi novitate converteram. Brut. n. 321.

efprits, & enleva tous les fuffrages. Celles des Anciens, comme je l'ai déja remarqué, avoit beaucoup de folidité, mais étoit dénuée de tout agrément. Rome, a qui étoit encore fans goût & fans délicateffe d'oreilles, les toléroit, & alloit même jufqu'à les admirer. Hortenfius avoit commencé à jetter des graces dans le difcours. Mais, outre que content & fûr, à ce qu'il croioit, de fa réputation, il fe négligea fort dans les derniers tems, les ornemens qu'il emploioit confiftoient plus dans les mots & dans les tours que dans les penfées, & avoient plus d'élégance que de véritable beauté.

Ciceron s'appliqua à donner à l'éloquence toutes les graces dont elle étoit fufceptible, mais fans rien diminuer de la folidité & de la gravité du difcours. En cela il s'écarta un peu de la route qu'avoit tenu Démofthéne, lequel, uniquement attentifaux chofes mêmes, & nullement à fa propre réputation, va droit au but, & néglige tout ce qui ne feroit que pour l'ornement. Notre Orateur crut devoir accorder quel

que

chofe au goût de fon tems, & à a Erant, nondum tritis hominum auribus & erudita civitate, tolerabiles. Brut. n. 124. b Ne illis quidem nimiùm repugno, quí dandum putant non nihil effe temporibus

la délicateffe des Romains, qui demandoient un difcours plus agréable & plus orné. Il ne perdoit jamais de vûe l'utilité de fa partie, mais il fongevit auffi à plaire à fes Juges; & il difoit qu'en cela même il fervoit utilement fa partie, ce qui étoit vrai; car dès là que fon difcours étoit agréable, il étoit auffi plus perfuafif. Cet a agrément de ftile répandu dans les harangues de Ciceron, faifoit que ce qu'il arrachoit par force, il fembloit l'obtenir par douceur; & que les Juges, qu'il entraînoit par une véhémence impérieufe, croioient le fuivre fimplement & de leur plein gré.

Il enrichit encore l'éloquence Latine d'un autre avantage, qui en releva extrêmement le mérite: j'entends l'arrangement des mots, qui contribue infiniment à la beauté du difcours. Carb

atque auribus, nitidius aliquid atque affectatius poftulantibus... Atque id feciffe M. Tullium video, ut cùm omnia utilitati, tum partem quandam delectationi daret: cùm & ipfam fe rem agere diceret (agebat autem ma◄ ximė) litigatoris. Nam hoc ipfo proderat, quòd placebat. Quintil. lib. 12. cap. 10.

a Cui tanta unquam jucunditas affuit? Ut ipfa illa quæ extorquet, impetrare eum credas; &, cùm tranfverfum vi fua Judicem ferat, tamen ille non rapi videatur, fed fequi. Quintil. lib. 10. cap. 1.

Quamvis graves fuavefque fententiæ

les pensées les plus agréables & les plus folides, fi les termes dans lefquels elles font exprimées manquent de structure & de nombre, bleffent les oreilles, dont le fentiment eft d'une extréme délicateffe. Il a y avoit près de quatre cent ans que les Grecs étoient en poffeffion de ce genre de beauté par les Ouvrages merveilleux de leurs Ecri vains, qui avoit porté la douceur & l'harmonie de l'arrangement à fa derniére perfection. J'ai marqué au commencement de ce Volume comment Ciceron avoit procuré cet avantage à fa langue.

Il en faut dire autant de toutes les parties de l'éloquence, dont b il a donné le premier la connoiffance aux Romains, ou qu'il a du moins entiérement perfectionnées. En quoi Céfar avoit raifon de dire que Ciceron avoit rendu un grand fervice à fa patrie. Car, par fon moien, Rome, qui tamen fi inconditis verbis efferantur of fendunt aures, quarum eft judicium fuperbiffimum. Orat. n. 150.

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a Et apud Græcos quidem jam anni prope quadringenti, cum hoc ( numerus) proba tur: nos nuper agnovimus. Orat. n. 171.

b Cæfar Tullium, non folùm principem atque inventorem copiæ dixit, quæ erat magna laus fed etiam bene meritum de populi

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ne le cédoit à la Grèce que pour cette forte de gloire, la lui a enlevée, où, fi l'on veut, eft venue à bout de la partager avec elle.

On peut donc dire avec vérité que Ciceron étoit à Rome, ce que Démofthéne avoit été à Athénes: c'est à dire que l'un & l'autre, chacun de leur côté, ont porté l'Eloquence au plus haut degré où elle foit jamais parvenue. §. IV.

Quatriéme age des Orateurs Romains. C'EST le fort ordinaire des chofes humaines, quand elles font parvenues à leur plus grande perfection, d'en déchoir bientôt, & d'aller toujours après en dégénerant. L'Eloquence éprouva à Rome cette trifte fatalité, auffi bien que la Poéfie & l'Hiftoire. Peu d'années après la mort d'Augufte, cette région, fi fertile en beaux Ouvrages & en ri ches productions, ne a porta plus de ces fruits excellens qui l'avoient tant mife en honneur; & comme fi elle eût été frapée d'un vent brulant, cette fleur Tome XII. d'ur Romani nomine & dignitate. Quo enim uno vincebamur à victa Græcia, id aut ereptum illis eft, aut certè nobis cum illis communicatum. Brut. n. 254.

S

a Omnis foetus repreffus, exuftufque flos

fiti veteris ubertatis exaruit. Brut. n. 16.

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