Page images
PDF
EPUB

OCTAVE FEUILLET

Peu d'écrivains, au cours d'une carrière de près d'un demi-siècle, ont remporté plus de succès, de plus flatteurs, de plus glorieux, de plus légitimes aussi, que l'auteur du Roman d'un jeune homme pauvre, de Sibylle, de Monsieur de Camors, de Julia de Trécœur, du Journal d'une femme, de la Morte; et cependant peu d'écrivains, jusqu'à leur dernier jour, ou jusqu'au lendemain même de leur mort, ont trouvé la critique plus malveillante, plus hostile, et, disons le mot, plus injuste...

Je ne fais point allusion à ceux de ses rivaux, ou de ses successeurs, qui, comme l'auteur de la Bête humaine, ont cru l'avoir jugé d'un mot, en l'appelant, celui-là : «<le Musset des familles », ou celui-ci : << l'auteur favori de l'impératrice Eugénie ». Nous reviendrons dans un instant sur <«<le Musset des familles ». Mais si ce n'est pas, sans doute, une preuve de talent que de savoir plaire aux impéra

trices, en serait-ce donc une que de les offenser, comme on a fait depuis, elle et tout leur sexe, dans la préférence qu'il est naturel, et même heureux, qu'elles donnent à ce qui est noble sur ce qui est vulgaire, à ce qui est distingué sur ce qui l'est moins, à ce qui est « propre » sur ce qui ne l'est pas ? Cette manière d'envelopper la réputation d'un écrivain dans la disgrâce d'une femme malheureuse et d'un régime tombé, a d'ailleurs quelque chose de niais et de perfide à la fois, qui ne mérite pas seulement qu'on y réponde...

Mais ce sont les critiques eux-mêmes qui, pendant quarante ans, ont affecté de marchander à Octave Feuillet tout ce qu'ils prodiguaient d'éloges plus qu'excessifs aux Flaubert, aux Goncourt, aux Feydeau, et qui, même en le louant, n'ont pu se tenir de mêler, à ce que la force de la vérité leur arrachait en dépit d'eux, je ne sais quelle expression de mécontentement ou de mauvaise humeur. C'est SainteBeuve, non plus le Sainte-Beuve des Consolations et Volupté, mais un Sainte-Beuve revenu du monde, le Sainte-Beuve bourgeois et quelque peu cynique des Nouveaux lundis, qui a jadis écrit, sur l'Histoire de Sibylle, deux longs et venimeux articles, où il reprochait à Feuillet non seulement son succès, mais la nature de ce succès, comme s'il en eût lui-même encore été jaloux, et jusqu'aux équipages de ses élégantes lectrices ». C'est Edmond Scherer qui s'étonnait, qui s'indignait que l'auteur de Bellah, de la Petite

[ocr errors]
[ocr errors]

Comtesse, du Roman d'un jeune homme pauvre, de Sibylle, osât, comme il disait, « se poser en romancier »; et, depuis lors, ce qu'il y avait, je ne dis pas d'outré, mais d'impertinent dans ce jugement, ni Monsieur de Camors, ni Julia de Trécœur, ni le Journal d'une femme, ne lui ont inspiré, que je sache, le désir de l'atténuer ou de le rétracter. Il préférait les Confidences d'un joueur de clarinette! Plus près de nous encore, après l'Histoire d'une Parisienne, après la Veuve, après la Morte, ai-je besoin de rappeler à ses lecteurs comment M. Lemaître a parlé d'Octave Feuillet? avec autant de légèreté que d'esprit, mais avec moins d'esprit que d'injustice, et sans une parcelle de cette sympathie dont il nous reproche de manquer quand nous parlons, nous, de la Terre ou du Rêve. Et l'autre jour, enfin, dans une petite note du Temps, tout ce que M. France voulait bien accorder. à Feuillet, c'était que ses romans, datés comme ils sont du « règne de la crinoline », revivraient peutêtre avec elle, quand ils auront comme elle, ainsi que les « paniers » et que les « falbalas », à défaut d'autre charme, celui des choses pour toujours passées. Estce que, par hasard, aux romans d'Octave Feuillet M. France, aussi lui, préférerait ceux de M. Fernand Calmettes et de madame Jane Dieulafoy?

Non pas qu'à notre tour, en rendant à Octave Feuillet l'hommage que nous lui devons, nous nous proposions de nous aveugler volontairement sur ses défauts, ni même que notre amitié, qui fut grande

pour lui, se croie tenue de les passer sous silence. Aussi bien que persoune, nous savons, et nous le disons tout de suite, qu'une partie de son œuvre est déjà caduque, et ni d'Onesta ni de Bellah, ni même du Roman d'un jeune homme pauvre, nous ne faisons plus d'estime ou de cas qu'il ne faut. Son théâtre non plus, nous le craignons du moins, ne lui sur

-

[ocr errors]

vivra guère, ni la Tentation, ni la Belle au bois dormant, ni Montjoie, ni Julie, ni le Sphinx. Faut-il seulement faire exception pour le Village, pour le Cheveu blanc, pour le Cas de conscience, et la valeur proprement dramatique n'en est-elle pas très inférieure à la valeur morale?... Mais, après tout cela, ce que nous osons bien dire, et ce que nous allons essayer de montrer, c'est que peu de romanciers ont mieux connu le << monde »; c'est que nul, dans notre siècle, n'a mieux peint la femme, non pas même l'auteur de Valentine et d'Indiana, qui ne connut en réalité que madame Sand; et nul surtout, depuis Prévost ou depuis Racine même, n'a su le secret, en faisant servir le roman à de plus nobles usages, de nous conter en même temps, dans une langue d'abord plus précieuse ou plus nerveuse, et ensuite plus ferme et plus simple, mais toujours élégante et aisée, de plus jolies, de plus hardies, de plus tragiques histoires d'amour.

[ocr errors]

I

Je ne parlerai pas de l'homme. Il n'a point caché sa vie, mais il ne l'a pas étalée non plus; et, pour me servir de ses propres expressions, « l'un des mérites comme l'un des bonheurs en fut d'être obscure ». Je n'insisterai pas davantage sur les premiers essais de l'écrivain. Il suffit de savoir que, lorsque Feuillet débuta, aux environs de 1846, le romantisme, encore que mal remis du retentissant échec des Burgraves, régnait pourtant toujours. Et, en effet, ce n'était pas Scribe ou Ponsard dont l'influence pouvait contrebalancer celle des Dumas et des Hugo, des Balzac et des George Sand, des Musset et des Mérimée. Il y avait d'ailleurs en Feuillet un goût inné de la distinction, et, quoiqu'il n'eût pas été bercé « sur les genoux d'une duchesse », il y avait une habitude naturelle d'esprit, si je puis ainsi dire, déjà trop aristocratique, pour qu'il pût s'accommoder de ce que les ennemis du romantisme, en ce temps-là, mêlaient à leur solide et louable bon sens, d'inélégance, de lourdeur, et même de vulgarité. Comme tous les jeunes gens, Feuillet commença donc par imiter les maîtres qu'il avait admirés du fond de sa province ou qu'il avait lus en cachette au lycée George Sand, dans Onesta, sa première nouvelle; Musset, dans le Fruit défendu, dans Alix, qu'on lit encore avec plaisir, dans Rédemption,

« PreviousContinue »