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Il y a des écrivains dont les œuvres suffisent d'abord à expliquer la réputation: tel, par exemple, l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg; ou tel encore, dans un genre assez différent, l'auteur de la Pétition pour les villageois qu'on empêche de danser. Leur marque se connaît ou se reconnaît entre mille. On peut d'ailleurs les aimer ou ne les aimer pas; nos goûts et nos idées peuvent différer des leurs; celui-ci, Joseph de Maistre, abuse un peu du droit qu'on a de mettre de l'impertinence dans de certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts »; et l'autre, Paul-Louis Courier, le faux «< vigneron de la Chavonnière », avec tout son esprit, est trop déloyal dans la polémique. Mais ce n'est pas le point; et le fait est qu'il demeure d'eux, non seulement des mots ou des traits, mais

1. I. Lamennais, étude d'histoire politique et religieuse, par M. E. Spuller. Paris, 1892; Hachette. II. Lamennais, d'après les documents inédits, par M. A. Roussel, de l'Oratoire de Rennes, 1892; Caillière.

des pages entières comme gravées dans les mémoires. Quelque sujet qu'ils aient traité, la manière n'en a jamais appartenu qu'à eux. Ils sont originaux, enfin; et pour écrire comme eux, ce ne serait pas assez d'être de leur famille, il faudrait être eux-mêmes.

Il n'en est pas ainsi de Lamen nais. Assurément son œuvre abonde en belles pages, et si nous en voulions citer, nous n'aurions, comme on dit, que l'embarras du choix. Il y en a d'éloquentes dans l'Essai sur l'Indifférence; il y en a dans les Affaires de Rome; il y en a dans les Paroles d'un croyant; il y en a de moins connues, de moins vantées, mais non pas de moins belles peut-être dans l'Esquisse d'une philoso phie, sur l'art en général, et sur la musique en par ticulier, sur la cloche, par exemple, ou sur l'orgue. Justesse et clarté, force et précision, ampleur de la phrase, mouvement, véhémence, le style de Lamennais a toutes les qualités d'un grand style, et cependant... je ne sais pourquoi ni comment toutes ces qualités ont en lui quelque chose d'anonyme et d'impersonnel. Allons plus loin; il a une manière, et même comme dans les Paroles d'un croyant, une manière dont on peut aisément démêler l'artifice; et cepen dant... sa prose, en vérité, n'est pas signée. On ne dit pas en le lisant : « Voilà du Lamennais », comme on dit : « Voilà du Joseph de Maistre » ou : « Voilà du Courier ». C'est un grand écrivain, très éloquent très entraînant, dont les plus belles pages n'ont rien qui soit exclusivement de lui.

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On ne peut s'empêcher de faire une autre observation. L'auteur de l'Essai sur l'Indifférence n'a rien eu d'un «< moraliste », au sens du moins où l'on entend ce mot quand on songe aux Essais de M. Nicole, par exemple, ou aux Sermons de Bourdaloue. Il a connu l'homme en général, mais non pas les hommes en particulier. A cet égard, comparez encore, dans l'accomplissement d'un dessein presque analogue, la pauvreté psychologique de son premier volume à la richesse des Pensées de Pascal. Est-ce que peut-être, pour observer le monde, il en a toujours vécu trop éloigné? Mais, d'un autre côté, trop solitaire et trop orgueilleux, il semble avoir été toujours incapable aussi de ces retours sur soi, qui nous permettent parfois de lire, dans la contemplation de notre propre misère, un peu du secret de l'humanité.

Et l'appellerons-nous seulement un « penseur »>? C'est un titre au moins qu'Edmond Scherer, dans une très belle Étude, lui a jadis durement contesté. M. Ravaisson, dans son mémorable Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle, et M. Paul Janet, dans un bon livre sur la Philosophie de Lamennais, se sont montrés moins sévères. Si cependant Lamennais, plus heureux dans l'art de renouveler telle ou telle partie de l'apologétique ou de la philosophie, que dans l'art d'édifier un système, qui est assez grave quand on en a prétendu construire deux, s'est lui-même un peu égaré dans l'argumentation du premier de ses deux grands

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ce

ouvrages et n'a pas très habilement ni très solidement ordonné le second, nous serons de l'avis d'Edmond Scherer. Quelque chose encore lui a manqué de ce côté. « Il ne s'est pas rendu compte à lui-même de ce qu'il voulait établir ». Et si j'ajoute qu'en fait d'idées « pures », pour ainsi parler, on n'en voit pas de vraiment féconde, ni surtout de vraiment nouvelle, dont on puisse faire honneur à Lamennais, quelle est donc cette espèce d'énigme? et qu'y a-t-il en lui qui justifie sa réputation?

Car elle est grande, et elle est méritée. Quand on en aura vu décroître et s'évanouir de plus éclatantes peut-être, la sienne continuera de durer. Il sera toujours l'un des grands noms du siècle. A quel titre et pour quelles raisons, c'est ce que je voudrais essayer de dire très rapidement. J'aurai d'ailleurs, pour m'y aider, la consciencieuse Étude de M. Spuller, et deux volumes récemment publiés par M. Alfred Roussel, de l'Oratoire de Rennes. Composés d'après les papiers du « dernier survivant des disciples de Lamennais », le chanoine Houet, supérieur de l'Oratoire de Rennes, mort il n'y a pas encore tout à fait trois ans, les deux volumes de M. Roussel sont riches de détails et de « documents inédits ». S'il ne s'en dégage pas un nouveau Lamennais, ils peuvent pourtant servir à préciser quelques traits de sa physionomie. Quant à M. Spuller, ce qu'il a sans doute le mieux vu, l'un des premiers, c'est que jamais les idées de Lamennais n'ont été plus

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