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Il ne le jouait pas, en effet, on le sait peut-être, avec moins d'obstination que celui de soupirant. Mais y réussissant moins bien encore, et ne recevant du Ministère que de rares gratifications, il se résolut, enfin, selon son mot, « à vivre du fruit de son jardin »> et, en 1773, il faisait paraître son Voyage à l'Ile de France. L'ouvrage le classa parmi les gens de lettres, lui ouvrit le salon de mademoiselle de Lespinasse, et l'enrôla pour un moment dans la troupe des philosophes. Si d'ailleurs le succès n'en eut rien d'éclatant, il fut pourtant plus qu'honorable, et assez grand pour que l'auteur commençât dès lors d'ébaucher ses Études de la nature.

Il y travailla dix ans, avec des alternatives d'ardeur et de lassitude qu'expliquent également son caractère, et la nouveauté de l'entreprise. Le vocabulaire pittoresque n'existait pas, nous l'avons dit, si l'on veut bien ici se souvenir que ni les Confessions ni les Rêveries de Rousseau n'avaient encore paru; et d'ailleurs il s'en faut, même dans ces ouvrages, que le vocabulaire de Rousseau, s'il a d'autres qualités, ait l'étendue, et, pour ainsi dire, l'heureuse technicité de celui de Bernardin de Saint-Pierre. Et puis, entre ses Études, quand il ne s'occupait pas de «< coloniser » la Corse ou de «< conquérir » Jersey, ses velléités matrimoniales le reprenaient, et, de nouveau, d'écrire à quelqu'une de ses confidentes. Excès de travail, mécontentement des hommes, ou pour quelque autre cause que ce soit, il semble aussi qu'en ce temps-là il ait

côtoyé tout près de la folie. « Il avait pour l'eau une horreur qui ne lui permettait pas de passer, sans une crise de nerfs, sur la Seine ou devant le bassin d'une place ». Il ne pouvait non plus «< traverser un jardin public où se trouvaient plusieurs personnes rassemblées, sans les croire occupées à médire de lui ». Un de ses frères est mort fou... Mais enfin les Études de la nature parurent en 1784, et cette fois le succès passa son espérance. Bernardin de SaintPierre était désormais célèbre, et l'aisance n'allait pas tarder à lui venir avec la célébrité.

Si nous rappelons après cela que Paul et Virginie paraissait quatre ans plus tard, en 1788, avec le dernier volume des Études de la nature, dont l'idylle était comme une sorte d'illustration, nous aurons nommé les seuls ouvrages de Bernardin de SaintPierre qui soutiennent encore la gloire de son nom. A l'exception peut-être de la Chaumière indienne, les autres auraient tous péri que l'auteur n'y cût rien perdu. Il ne fera guère désormais que se recommencer pendant un quart de siècle, et les Harmonies de la nature elles-mêmes ne seront, comme on l'a dit, qu'une « pâle répétition des Études ».

Quelques lettres de femmes nous aideront encore à bien comprendre la nature du succès de Bernardin de Saint-Pierre, à ce moment précis du siècle. Madame Mesnard, la femme de l'un de ses amis, auquel même il avait voulu dédier ses Études, lui écrit l'une des premières :

« J'admire surtout deux passages. L'un nous peint la tourterelle d'Afrique avec sa teinte coralière sur le cou. Si vous reconnaissez dans cette tache la livrée de l'amour, j'ai reconnu son pinceau dans la peinture suave que vous en faites. L'autre morceau nous offre le spectacle sublime du soleil se jouant dans les tropiques, à travers les nuages qu'il colore de la manière la plus variée et la plus riche... Vous jugez avec quel intérêt j'ai dù lire un morceau où vous enseignez si bien l'art de nuancer les couleurs. Je voudrais faire mon profit de ces aimables leçons, et je ne crois pas que l'on pût pour cela me taxer de coquetterie, car enfin notre but est de plaire, et ce but, selon vous, rentre dans le système harmonique de la nature. »> Une autre correspondante, madame Boisguilbert, lui écrit, au mois de novembre 1785 :

faites

« Ces lectures, celles qu'elle avait faites des << philosophes » ou des « encyclopédistes », - laissaient mon cœur vide, en contentant mon esprit. Je voyais l'histoire de la nature et n'entendais point parler de son auteur. Votre ouvrage, monsieur, bien différent, ne cherche, en nous éclairant, qu'à augmenter notre reconnaissance envers lui; vous y rentrer l'homme dans ses droits, dont on cherche à le faire déchoir, en voulant lui persuader que c'est un orgueil insensé à lui de croire qu'il est entré pour quelque chose dans les vues du Créateur. » Et dans une autre lettre, où elle s'étonne de l'intérêt tout inattendu qu'elle se sent prendre à la botanique :

« Cette science, lui dit-elle, dont tous les noms sont tirés de deux langues que je n'entends point, ne m'offrait que des mots sans idées, ne se gravait point dans ma mémoire. Vous la présentez sous un aspect bien plus intéressant, et elle redeviendra, je n'en doute pas, une de mes plus douces occupations'. »

L'originalité des Études de la nature est bien indiquée là. Si le charme de style en est délicatement senti dans le dernier de ces deux passages, l'idée maîtresse n'en est pas moins heureusement saisie dans le premier. Avec son idée de la Providence, Bernardin de Saint-Pierre, venant après Voltaire et l'Encyclopédie, a essayé, avant Chateaubriand, de réconcilier la <«< nature »>, non pas peut-être avec le « christianisme » encore, mais avec un Dieu dont la philosophie de son siècle avait étrangement appauvri la substance. Il réintégrait dans la pensée de son temps la notion de la personnalité divine. Flatté d'être si bien compris, il entretint donc avec madame Boisguilbert une assez longue correspondance, qui semble de sa part avoir changé promptement de caractère, et, d'un commerce épistolaire de félicitations réciproques, être devenue bientôt le courrier de ses confidences. La galanterie aussi s'en mêle, et les velléités amoureuses reparaissent. Il faut que madame Boisguilbert fasse pour lui son portrait : « Je suis grande, et, comme vous paraissiez le croire, une blonde aux yeux

1. Comparez dans les Mémoires de Lareveillère-Lépeaux un passage analogue.

bleus... Je ne suis nullement jolie... Le soleil a bruni mon teint, et en outre j'ai eu quatre enfants... » Mais elle lui parle d'une de ses nièces. Comment est-elle faite? demande aussitôt Bernardin; et, les renseignements ne se trouvant pas favorables, peu s'en faut qu'il ne se fâche brutalement avec sa correspondante. « Je ne doute pas qu'une amitié intime ne charmât mes peines, - répond-il à la proposition que lui fait madame Boisguilbert de venir passer quelque temps auprès d'elle, à Pinterville, pour s'y soigner, mais les affections exquises que j'ai éprouvées me rendent les communes indifférentes. >>

Naturellement, Paul et Virginie ne pouvait qu'augmenter encore la ferveur, et on pourrait presque dire la piété de ses admiratrices. Les jeunes filles viennent à lui, mademoiselle Bauda de Talhouet, mademoiselle Lucette Chapelle, mademoiselle Audoin de Pompéry, mademoiselle de Constant, mademoiselle de Kéralio, mademoiselle Pinabel; elles lui proposent le mariage; et c'est lui toujours, dans cette revue de partis qui s'offrent à lui, c'est lui qui gronde, et qui gourmande, et qui se plaint, et qui blesse.

<< Isabelle m'a demandé du café pour mardi dernier, écrit-il à l'une d'elles. Je l'ai attendue toute la matinée, et elle n'est point venue. Elle devait au moins m'écrire, et elle ne m'a pas écrit. J'ai été bien surpris d'entendre Isabelle se féliciter de ce qu'on l'avait trouvée ressemblante à la duchesse de Kingston... Isabelle, je vous dois la vérité, non

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