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toujours une partie de l'éducation publique. Il en fera surtout partie dans une société démocratique, où il n'est pas seulement bon, mais nécessaire que l'urgente préoccupation des intérêts matériels soit, comme à tout instant, contrepesée par quelque ambition plus noble; et dont le principe actif est de favoriser ou de provoquer à tous les degrés de la hiérarchie sociale, l'effort du mérite personnel. De dire là-dessus qu'il n'importe pas qu'on propose un Baudelaire ou un Restif en exemple à la jeunesse, c'est comme si l'on disait qu'il n'importe pas que l'on apprenne à lire dans les Liaisons dangereuses ou dans les Amours du chevalier de Faublas. Mais, comme font quelques-uns, de s'éclater de rire au seul nom de l'amour de la gloire, c'est se moquer du monde, puisque nous voyons que l'on a toujours grand soin de signer en toutes lettres les railleries que l'on fait de l'ambition des autres; c'est méconnaître, entre tous les mobiles qui depuis quatre ou cinq cents ans ont dégagé « l'homme moderne » de l'homme du moyen âge, le plus puissant peut-être; et enfin, dans le temps surtout où nous sommes, c'est essayer, pour autant qu'on le peut, de limiter l'activité de l'esprit à ses emplois les plus bas. En vérité, je ne vois pas les avantages qu'on en attend, si d'ailleurs je conçois le plaisir inintelligent qu'on y

trouve !

Élevons donc des statues sur nos places publiques, mais choisissons ceux à qui nous les élevons. Puis

156 NOUVEAUX ESSAIS SUR LA LITTÉRATURE

qu'un grand homme est toujours petit par quelquesuns de ses côtés, n'y regardons pas de trop près, et souffrons que l'éclat d'un grand service rendu à la patrie ou à l'humanité nous cache quelquefois les erreurs de ceux à qui nous le devons; mais n'admettons pas cependant,

Qu'un pourceau secouru pèse un monde égorgé,

ni que nous devions l'immortalité du bronze à ceux qui nous ont fait du mal, parce qu'ils nous en ont fait beaucoup. Ne proposons pas non plus en exemple la débauche et l'immoralité. C'est ce que l'on ferait, j'ai tâché de le montrer, en élevant une statue à Charles Baudelaire. Et je le répète en terminant, si je n'avais réussi à détourner d'y souscrire qu'un seul de ses admirateurs, je me tiendrais encore pour satisfait.

1er septembre 1892.

LECONTE DE LISLE

Lorsque le directeur de la Contemporary Review m'a demandé de parler à ses lecteurs du grand poète que nous venons de perdre, j'achevais précisément de revoir la «< Leçon » que je lui avais consacrée dans mon Cours sur l'Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle. Il vivait encore à l'époque où je faisais cette leçon! et, certes, nous ne nous attendions guère qu'il dût nous quitter sitôt. J'avais d'ailleurs parlé de son œuvre avec une entière liberté, comme aussi bien il est toujours facile de le faire quand on parle de ceux qui n'ont mis dans leur œuvre que le moins qu'ils pouvaient d'eux-mêmes. C'est leur juste récompense de n'avoir exprimé que ce qu'ils ont cru pouvoir réaliser, selon le beau mot du philosophe, sous << l'aspect de l'éternité ». Ayant fait de la vie deux parts, dont ils ont abandonné l'une, la plus extérieure, au courant rapide et changeant de l'actualité, mais dont ils avaient secrètement engagé l'autre

à la religion de la science ou de l'art, ils n'ont point connu les joies tumultueuses de la popularité, mais ils n'en ont pas non plus éprouvé l'inconstance; ils ne l'éprouveront pas; et parce qu'ils ont écarté de leur œuvre l'élément passionnel, ni leur art n'a connu l'hésitation ou le trouble, ni leur talent ne les a quittés avec leur jeunesse. Évitons les passions! Nous ne sentons plus aujourd'hui, nous n'aimons plus comme on faisait en 1830, à la manière forcenée des héros de Dumas ou d'Hugo, et cela nous suffit pour nous rendre Antony ou Ruy-Blas insupportables :

Mais la Beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.

C'est précisément ce que je m'étais efforcé de mettre en lumière, dans la leçon à laquelle je m'excuse d'avoir fait allusion tout à l'heure, et, à cet égard, je n'en voudrais aujourd'hui rien retrancher, ni rien corriger. Pour les raisons que je viens de dire, la mort inattendue de Leconte de Lisle ne m'a rien révélé dans son œuvre que je n'y eusse vu du vivant du poète. Mais c'est le propre des grands écrivains que l'on en puisse toujours reparler sans se répéter, et quand on croit en avoir tout dit, il en reste encore quelque chose à dire, ou les mêmes choses, mais d'une autre manière. On les dit mieux aussi quand on les dit pour la troisième ou quatrième fois. Et puisque après tout la vérité ne s'enfonce et ne se grave dans les esprits distraits des hommes qu'à force de répéti

tions, la dernière vanité dont se doive piquer le critique ou l'historien de la littérature, n'est-ce pas celle de paraitre neuf ?

I

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que

Si l'on veut se faire d'abord une juste idée de l'œuvre de Leconte de Lisle, et mesurer l'importance des Poèmes antiques et des Poèmes barbares dans l'histoire de la poésie contemporaine, il y faut voir avant tout, comme dans l'œuvre de Flaubert, j'en rapprocherai plus d'une fois, comme dans la Tentation de Saint Antoine et comme dans Salammbo, une protestation contre le romantisme. Ce n'est pas à dire que Leconte de Lisle et Flaubert n'aient largement profité l'un et l'autre de la révolution opérée par Hugo. La solidarité qui lie les générations des hommes ne nous permet jamais d'échapper entièrement à l'influence de ceux qui nous ont précédés; et à cet égard, on ne s'expliquerait pas plus Leconte de Lisle sans Hugo, que Racine autrefois sans Corneille, ou Malherbe encore sans Ronsard. Mais quand la dette de l'auteur de Phèdre et d'Athalie serait plus considérable encore qu'elle ne l'est envers celui de Polyeucte et du Cid, personne aujourd'hui n'ignore que le système dramatique de Racine diffère profondément de celui de Corneille, si même il ne faut avouer qu'il en

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