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ces huees, nous frappe si bien, qu'il seroit mal
aysé à ceulx qui ayment cette sorte de petite
chasse, de retirer sur ce poinct la pensee ail-
leurs et les poëtes font Diane victorieuse du
brandon et des fleches de Cupidon :

Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliviscitur 1?

nocence qui est en moy est une innocence niaise; | perions le moins; cette secousse, et l'ardeur de peu de vigueur, et point d'art. Ie hay, entre aultres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par iugement, comme l'extreme de touts les vices; mais c'est iusques à telle mollesse, que ie ne veoy pas esgorger un poulet sans desplaisir, et oy impatiemment gemir un lievre soubs les dents de mes chiens, quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse. Ceulx qui ont à combattre la volupté usent volontiers de cet argument, pour monstrer qu'elle est toute vicieuse et desraisonnable, «Que lorsqu'elle est en son plus grand effort, elle nous maistrise de façon que la raison n'y peult avoir accez1; » et alleguent l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes,

Quum iam præsagit gaudia corpus, Atque in eo est Venus, ut muliebria conserat arva 2 : où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office, tout perclus et ravy en la volupté. Ie sçay qu'il en peult aller aultrement, et qu'on arrivera par fois, si on veult, à reiecter l'ame, sur ce mesme instant, à aultres pensements: mais il la fault tendre et roidir d'aguet 3. Ie sçay qu'on peult gourmander l'effort de ce plaisir et m'y cognoy bien; et n'ay point trouvé Venus si imperieuse deesse, que plusieurs et plus reformez que moy la tesmoignent. Ie ne prens pour miracle, comme faict la royne de Navarre en l'un des contes de son Heptameron ( qui est un gentil livre pour son estoffe), ny pour chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avecques une maistresse de long temps desiree, maintenant la foy qu'on luy aura engagee de se contenter des baisers et simples attouchements. Ie croy que l'exemple du plaisir de la chasse y seroit plus propre : comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement et de surprinse, par où nostre raison estonnee perd ce loisir de se preparer à l'encontre, lors qu'aprez une longue queste la beste vient en sursault à se presenter en lieu où à l'adventure nous l'es

1 CIC. de Senect. c. 12. J. V. L.

2 Aux approches du plaisir, au moment où Vénus va féconder son domaine. LUCRÈCE, IV, 1099.

3 C'est-à-dire de guet à pens, appensé, ou pourpensé, de propos deliberé, ex præparato, dedita opera. NICOT. - De guetter on a fait le composé aguetter, d'où aguet et d'aguet. MÉNAGE, dans son Dictionnaire étymologique. Au lieu d'aguet, nous disons aujourd'hui de guet-apens; et cela par corruption pour de guet appensé, dont on se servait autrefois pour dire de propos délibéré. Appenser est un vieux mot qui se trouve souvent dans les grandes chroniques de France, pour délibérer. MÉNAGE, ibid. C.

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Pour revenir à mon propos, ie me compassionne fort tendrement des afflictions d'aultruy', et pleurerois ayseement par compaignie si, pour occasion que ce soit, ie sçavoy pleurer. Il n'est rien qui tente mes larmes que les larmes, non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feinctes ou peinctes. Les morts, ie ne les plains gueres, et les envieroy plustost; mais ie plains bien fort les mourants. Les sauvages ne m'offensent pas tant de rostir et manger les corps des trespassez, que ceulx qui les tormentent et persecutent vivants. Les executions mesmes de la iustice, pour raisonnables qu'elles soient, ie ne les puis veoir d'une veue ferme. Quelqu'un ayant à tesmoigner la clemence de Iulius Cesar : « Il estoit, dict il, doulx en ses vengeances: ayant forcé les pirates de se rendre à luy, qui l'avoient aupara vant prins prisonnier et mis à rançon; d'autant qu'il les avoit menacez de les faire mettre en croix, il les y condemna, mais ce feut aprez les avoir faict estrangler. Philemon, son secretaire, qui l'avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'une mort simple. » Sans dire qui est cet aucteur latin 2, qui ose alleguer pour tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceulx desquels on a esté offensé, il 'est aysé à deviner qu'il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté que les tyrans romains meirent en usage.

2

Quant à moy, en la iustice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple me semble pure cruauté; et notamment à nous, qui debvrions avoir respect d'envoyer les ames en bon estat; ce qui ne se peult, les ayants agitees et desesperees par torments insupportables. Ces iours passez, un soldat prisonnier ayant apperceu, d'une tour où il estoit, que le peuple s'assembloit en la place, et que des charpentiers y dressoient leurs ouvrages, creut que c'estoit pour luy; et entré en la resolution de se tuer, ne trouva qui l'y

Peut-on, au milieu de ces distractions, ne pas oublier les soucis du cruel amour? HOR. Epod. II, 37. Dans les premières éditions des Essais, Montaigne disait, après cette citation: « C'est icy un fagotage de pieces descousues : ie me suis destourné de ma voye pour dire ce mot de la chasse.» 2 SUÉTONE, César, c. 74. C.

peust secourir, qu'un vieux clou de charrette | taxerxes, l'aspreté des loix anciennes de Perse, rouillé, que la fortune luy offrit dequoy il se ordonnant que les seigneurs qui avoient failly donna premierement deux grands coups autour en leur charge, au lieu qu'on les souloit fouetter, de la gorge; mais veoyant que ce avoit esté sans feussent despouillez, et leurs vestements fouettez effect, bientost aprez il s'en donna un tiers dans pour eulx; et au lieu qu'on leur souloit arrale ventre, où il laissa le clou fiché. Le premier cher les cheveux, qu'on leur ostast leur hault de ses gardes qui entra où il estoit, le trouva en chapeau ' seulement. Les Aegyptiens, si devocet estat, vivant encores, mais couché, et tout tieux, estimoient bien satisfaire à la iustice diaffoibly de ses coups. Pour employer le temps vine, luy sacrifiant des pourceaux en figure et avant qu'il defaillist, on se hasta de luy pronon-representez 2 : invention hardie, de vouloir payer cer sa sentence; laquelle ouïe, et qu'il n'estoit en peincture et en umbrage Dieu, substance si condemné qu'à avoir la teste trenchee, il sembla essentielle! reprendre un nouveau courage, accepta du vin qu'il avoit refusé, remercia ses iuges de la doulceur inesperee de leur condemnation; qu'il avoit prins party d'appeller la mort, pour la crainte d'une mort plus aspre et insupportable, ayant conceu opinion, par les apprests qu'il avoit veu faire en la place, qu'on le voulsist tormenter de quelque horrible supplice; et sembla estre delivré de la mort, pour l'avoir changee 1.

le conseilleroy que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veult tenir le peuple en office, s'exerceassent contre les corps des criminels: car de les veoir priver de sepulture, de les veoir bouillir et mettre à quartiers, cela tou- | cheroit quasi autant le vulgaire, que les peines qu'on faict souffrir aux vivants; quoyque, par effect, ce soit peu ou rien, comme Dieu dict, qui corpus occidunt, et postea non habent, quod fa- | ciant et les poëtes font singulierement valoir l'horreur de cette peincture, et au dessus de la mort:

Heu! reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
Per terram sanie delibutas foede divexarier 3!

Je me rencontray un iour à Rome, sur le poinct
qu'on desfaisoit Catena, un voleur insigne : on
l'estrangla, sans aulcune esmotion de l'assistance;
mais quand on veint à le mettre à quartiers, le
bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne
suyvist d'une voix plaintifve et d'une exclama-
tion, comme si chascun eust presté son senti-
ment à cette charongne. Il fault exercer ces inhu-
mains excez contre l'escorce, non contre le vif.
Ainsin amollit, en cas aulcunement pareil, Ar-

Les gens de goût qui voudront comparer ce récit dans l'édition de 1595, p. 277, et dans celle de 1802, t. II, p. 128, ne douteront pas que la premiere n'ait donné le vrai texte. J. V. L.

Ils tuent le corps, et après cela ne peuvent rien faire de plus. S. Luc, c. XII, v. 4.

3 Ah! ne leur laissez pas sur ces champs désolés

Trainer d'un roi sanglant les os demi-brûlés.

CIC. Tuscul. 1, 44.

Ie vis en une saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles; et ne veoid on rien aux histoires anciennes de plus extreme, que ce que nous en essayons touts les iours: mais cela ne m'y a nullement apprivoisé. A peine me pouvoy ie persuader, avant que ie l'eusse veu, qu'il se feust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre; hacher et destrencher les membres d'aultruy; aiguiser leur esprit à inventer des torments inusitez et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin de iouyr du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gemissements et voix lamentables d'un homme mourant en angoisse. Car voylà l'extreme poinct où la cruauté puisse attaindre : ut homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus, occidat 3. De moy, ie n'ay pas sceu veoir seulement sans desplaisir poursuyvre et tuer une beste innocente qui est sans deffense, et de qui nous ne recevons aulcune offense; et comme il advient communement que

le cerf se sentant hors d'haleine et de force,
n'ayant plus aultre remede, se reiecte et rend
à nous mesmes qui le poursuyvons, nous deman-
dant
mercy par ses larmes,

Questuque, cruentus,

Atque imploranti similis 4;

ce m'a tousiours semblé un spectacle tres desplaisant. Ie ne prens gueres beste en vie, à qui ie ne redonne les champs; Pythagoras les acheptoit des pescheurs et des oyseleurs, pour en faire

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Primoque a cæde ferarum Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum '. Les naturels sanguinaires à l'endroict des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté. Aprez qu'on se feut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaulx, on veint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains ie, elle mesme attaché à l'homme quelque instinct à l'inhumanité : nul ne prend son esbat à veoir des bestes s'entreiouer et caresser; et nul ne fault de le prendre à les veoir s'entredeschirer et desmembrer. Et à fin qu'on ne se mocque de cette sympathie que i'ay avecques elles, la theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroict; et considerant qu'un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service, et qu'elles sont comme nous de sa famille, elle a raison de nous enioindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la metempsychose des Aegyptiens; mais depuis elle a esté receue par plusieurs nations, et notamment par nos Druydes :

Morte carent animæ; semperque, priore relicta

Sede, novis domibus vivunt, habitantque receptæ : la religion de nos anciens Gaulois portoit que les ames estants eternelles, ne cessoient de se remuer et changer de place d'un corps à un aultre: meslant en oultre à cette fantasie quelque consideration de la iustice divine; car selon les deportements de l'ame, pendant qu'elle avoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy ordonnoit un aultre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant à sa condition :

Muta ferarum

Cogit vincla pati: truculentos ingerit ursis, Prædonesque lupis; fallaces vulpibus addit.

chastiement, elle reprenoit le corps de quelque aultre homme :

Ipse ego, nam memini, Troiani tempore belli,
Panthoides Euphorbus eram1.

Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, ie n'en fois pas grande recepte ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur societé et compaignie, mais leur ont donné un reng bien loing au dessus d'eulx, les estimants tantost familieres et favories de leurs dieux, et les ayants en respect et reverence plus qu'humaine; et d'aultres ne recognoissants aultre dieu ny aultre divinité qu'elles. Belluæ a barbaris propter beneficium conse

cratæ 2:

Crocodilon adorat

Pars hæc illa pavet saturam serpentibus ibin :
Effigies sacri hic nitet aurea cercopitheci;
hic piscem fluminis, illic

Oppida tota canem venerantur 3.

Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cette erreur, qui est tres bien prinse, leur est encores honnorable car il dict que ce n'estoit pas le chat ou le bœuf (pour exemple) que les Aegyptiens adoroient, mais qu'ils adoroient en ces bestes là quelque image des facultez divines: en cette cy, la patience et l'utilité; en cette là, la vivacité, ou comme nos voysins les Bourguignons, avecques toute l'Allemaigne, l'impatience de se veoir enfermez; par où ils representoient la Liberté, qu'ils aymoient et adoroient au delà de toute aultre faculté divine; et ainsi des aultres. Mais quand ie rencontre, parmy les opinions plus moderees, les discours qui essayent à monstrer la prochaine ressemblance de nous aux animaulx, et combien ils ont de part à nos plus grands privileges, et avecques combien de vraysemblance on nous les apparie, certes, i'en rabbats beaucoup de nostre presumption, et me desmets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous donne sur les aultres creatures.

Atque ubi per varios annos, per mille figuras Egit. Lethæo purgatos flumine, tandem Rursus ad humanæ revocat primordia formæ 3: et si elle avoit esté vaillante, ils la logeoient au corps d'un lyon; si voluptueuse, en celuy d'un pourceau; si lasche, en celuy d'un cerf ou d'un lievre; si malicieuse, en celuy d'un regnard; certain respect qui nous attache, et un general ainsi du reste, iusques à ce que, purifiee par ce

C'est, je crois, du sang des animaux que le premier glaive a été teint. OVIDE, Métam. XV, 106.

2 Les ȧmes ne meurent point; mais après avoir quitté leur premier domicile, elles vont habiter et vivre dans de nouvelles demeures. OVID. Métam. XV, 158.

3 II emprisonne les âmes dans le corps des animaux : le cruel habite au sein d'un ours; le ravisseur, dans les flancs d'un loup; le renard est le cachot du fourbe... Soumises, pendant un long cercle d'années, à mille diverses métamorphoses, les âmes sont enfin purifiées dans le fleuve de l'Oubli, et Dieu les rend à leur forme première. CLAUDIEN, in Rufin. II, 482

491.

Quand tout cela en seroit à dire, si y a il un

1 Moi-même (il m'en souvient encore), au temps de la guerre de Troie, j'étais Euphorbe, fils de Panthée. C'est Pythagore qui parle ainsi de lui-même, dans OVIDE, Métam. XV, 160.

2 Les barbares ont divinisé les bêtes, parce qu'ils en recevaient du bien. CIC. de Nat. deor. I, 36.

3 Les uns adorent le crocodile : les autres regardent avec une frayeur religieuse un ibis engraissé de serpents: ici, sur les autels, brille la statue d'or d'un singe à longue queue; là on adore un poisson du Nil, et des villes entières se prosternent devant un chien. JUVÉN. XV, 2-7.

4 Dans son traité d'Isis et d'Osiris, c. 39. C.

debvoir d'humanité, non aux bestes seulement | tesmoignent assez leur bestise: mais ie n'es

qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous debvons la iustice aux hommes, et la grace et la benignité aux aultres creatures qui en peuvent estre capables: il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Ie ne crains point à dire la tendresse de ma nature si puerile, que ie ne puis pas bien refuser à mon chien la feste qu'il m'offre hors de saison, ou qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaulx pour les bestes. Les Romains avoient un soing publicque de la nourriture des oyes', par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé. Les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets qui avoient servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, feussent libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement. Les Agrigentins avoient en usage commun d'enterrer serieusement les bestes qu'ils avoient eu cheres, comme les chevaulx de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux utiles, ou mesme qui avoient servi de passetemps à leurs enfants: et la magnificence qui leur estoit ordinaire en toutes aultres choses, paroissoit aussi singulierement à la sumptuosité et nombre des monuments eslevez à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs sie cles depuis3. Les Aegyptiens enterroient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats, en lieux sacrez, embasmoient leurs corps, et portoient le dueil à leur trespas 4. Cimon feit une sepulture honnorable aux iuments avec les quelles il avoit gaigné par trois fois le prix de la course aux ieux Olympiques 5. L'ancien Xanthippus feit enterrer son chien sur un chef 6, en la coste de la mer qui en a depuis retenu le nom 7. Et Plutarque faisoit, dict il 8, conscience de vendre et envoyer à la boucherie, pour un legier proufit, un bœuf qui l'avoit long temps servy.

CHAPITRE XII.

Apologie de Raimond Sebond 9. C'est, à la verité, une tres utile et grande partie que la science; ceulx qui la mesprisent

CIC. pro Rosc. Am. c. 20; TITE-LIVE, V, 47; PLINE, X, 22. J. V. L.

2 PLUTARQUE, Vie de Caton le Censeur, c. 3. C.

3 DIODORE DE SICILE, XIII, 17. C.

4 HERODOTE, II, 65, 66, etc. J. V. L.

5 ID. VI, 103; ÉLIEN, Hist des animaux, XII, 40. J. V. L 6 Sur un cap ou promontoire. C.

7 Cynosséma. PLUTARQUE, Vie de Caton le Censeur, c. 3. 8 Ibid. C.

Appelé aussi Sebon, Sebeyde, Sabonde, ou de Scbonde;

time pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extreme qu'aulcuns luy attribuent, comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien, et tenoit qu'il feust en elle de nous rendre sages et contents'; ce que ie ne croy pas : ny ce que d'aultres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produict par l'ignorance. Si cela est vray, il est subiect à une longue interpretation. Ma maison a esté dez long temps ouverte aux gents de sçavoir, et en est fort cogneue; car mon pere, qui l'a commandee cinquante ans et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle dequoy le roy François premier embrassa les lettres et les meit en credit, rechercha avecques grand soing et despense l'accointance des hommes doctes, les recevant chez luy comme personnes sainctes et ayants quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avecques d'autant plus de reverence et de religion, qu'il avoit moins de loy d'en iuger; car il n'avoit aulcune cognoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy ie les ayme bien, mais ie ne les adore pas. Entre aultres, Pierre Bunel 2, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques iours à Montaigne, en la compaignie de mon pere, avecques d'aultres hommes de sa sorte, luy feit present, au desloger, d'un livre qui s'intitule : Theologia naturalis, sive Liber creaturarum, magistri Raimondi de Sebonde3; et parce que la langue italienne et espaignole estoient familieres à mon pere, et que ce livre est basty d'un espaignol barragouiné en terminaisons latines, il esperoit qu'avecques bien peu d'ayde il en pourroit faire son proufit, et le luy recommenda comme livre tres utile et propre à la saison en laquelle il le luy donna; ce

né à Barcelone, dans le quatorzième siècle; mort en 1432, à Toulouse, où il professait la médecine et la théologie. Joseph Scaliger disait de cette apologie de Sebond : « Eo omnia faciunt, ut Magnificat à matines. » SCALIGERANA, II. On peut voir, sur ce chapitre des Essais, les Pensées de Pascal, première partie, art. XI, et l'ouvrage de M. Labouderie, inti

tulé: Le Christianisme de Montaigne, Paris, 1819. J. V. L.

I DIOGÈNE LAERCE, VII, 165. C.

2 Toulousain, un des plus habiles cicéroniens du seizième siècle, au jugement d'Henri Estienne (Dedicat. Epist. P. Bunelli, etc. 1581); né en 1499; mort à Turin en 1546. Il fut précepteur de Pibrac. Voyez son article dans BAYLE. J. V. L.

3 Dans la première édition des Essais et dans celle de 1588, in-4°, il y a simplement ici, la Théologie naturelle de Raimond Sebond. L'ouvrage latin du théologien espagnol, publié pour la première fois à Deventer, en 1487, a été souvent réimprimé en France dans le cours du seizième et du dix-septième siècle. J. V. L.

feut lors que les nouvelletez de Luther commen- | descharger leur livre de deux principales obiecceoient d'entrer en credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance: en quoy il avoit un tres bon advis, preveoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit ayseement en un exsecrable atheïsme; car le vulgaire n'ayant pas la faculté de iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, aprez qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contrerooller les opinions qu'il avoit eues en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis aulcuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il iecte tantost aprez ayseement en pareille incertitude toutes les aultres pieces de sa creance, qui n'avoient pas chez luy plus d'auctorité ny de fondement que celles qu'on luy a esbranlees, et secoue, comme un ioug tyrannique, toutes les impressions qu'il avoit receues par l'auctorité des loix ou reverence de l'ancien usage,

Nam cupide conculcatur nimis ante metutum'; entreprenant dez lors en avant de ne recevoir rien à quoy il n'ayt interposé son decret, et presté particulier consentement.

Or, quelques jours avant sa mort, mon pere ayant, de fortune, rencontré ce livre soubs un tas d'aultres papiers abbandonnez, me commanda de le luy mettre en françois. Il faict bon traduire les aucteurs comme celuy là, où il n'y a gueres que la matiere à representer : mais ceulx qui ont donné beaucoup à la grace et à l'elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommeement pour les rapporter à un idiome plus foible. C'estoit une occupation bien estrange et nouvelle pour moy: mais estant, de fortune, pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui feut oncques, i'en veins à bout, comme ie peus: à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu'on le feist imprimer; ce qui feut executé aprez sa mort. Ie trouvay belles les imaginations de cet aucteur, la contexture de son ouvrage bien suyvie, et son desseing plein de pieté. Parce que beaucoup de gents s'amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous debvons plus de service, ie me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour

On foule aux pieds avec joie ce qu'on a craint et révéré. LUCRÈCE, V, 1139.

2 A Paris, chez Gabriel Buon, en 1569. Montaigne se plaignait ici de l'infiny nombre de fuultes que l'imprimeur y luissa, qui en eut la conduicte luy seul. ( Essais de 1580 et de 1588.) L'édition de Paris, 1581, est assez correcte : c'est celle dont je me servirai pour quelques citations. J. V. L.

tions qu'on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse; car il entreprend, par raisons humaines et naturelles, d'establir et verifier contre les atheistes touts les articles de la religion chrestienne : en quoy, à dire la verité, ie le treuve si ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il soit possible de mieulx faire en cet argument là; et croy que nul ne l'a egualé. Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau pour un aucteur duquel le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçavons, c'est qu'il estoit Espaignol, faisant profession de medecine, à Toulouse, il y a environ deux cents ans; ie m'enquis aultrefois à Adrianus Turnebus, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre il me respondit qu'il pensoit que ce feut quelque quintessence tiree de sainct Thomas d'Aquin; car, de vray, cet esprit là, plein d'une erudition infinie, et d'une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que, quiconque en soit l'aucteur ou inventeur (et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande occasion à Sebond ce tiltre), c'estoit un tres suffisant homme, et ayant plusieurs belles parties.

La premiere reprehension qu'on faict de son ouvrage, c'est que les chrestiens se font tort de vouloir appuyer leur creance par des raisons humaines, qui ne se conceoit que par foy, et par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette obiection il semble qu'il y ayt quelque zele de pieté; et à cette cause, nous fault il, avecques autant plus de doulceur et de respect, essayer de satisfaire à ceulx qui la mettent en avant. Ce seroit mieulx la charge d'un homme versé en la theologie, que de moy, qui n'y sçay rien toutesfois ie iuge ainsi, qu'à une chose si divine et si haultaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme est cette Verité de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoing qu'il nous preste encores son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegiee, pour la pouvoir concevoir et loger en nous; et ne croy pas que les moyens purement ¦ humains en soient aulcunement capables; et s'ils l'estoient, tant d'ames rares et excellentes et si abondamment garnies de forces naturelles ez siecles anciens, n'eussent pas failly, par leur discours, d'arriver à cette cognoissance. C'est la foy seule qui embrasse vifvement et certainement les haults mysteres de nostre religion : mais ce n'est pas à dire que ce ne soit une tres belle et tres louable entreprinse, d'accommoder encores au service

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