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Et dans l'espace, le même rapport se voit entre ces deux infinis contraires, c'est-à-dire que, de ce qu'un espace peut être infiniment prolongé, il s'ensuit qu'il peut être infiniment diminué, comme il paroît en cet exemple: si on regarde au travers d'un verre un vaisseau qui s'éloigne toujours directement, il est clair que le lieu du corps diaphane, où l'on remarque un point tel qu'on voudra du navire, haussera toujours par un flux continuel, à mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la course du vaisseau est toujours allongée et jusqu'à l'infini, ce point haussera continuellement; et cependant il n'arrivera jamais à celui où tombera le rayon horizontal mené de l'œil au verre, de sorte qu'il en approchera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l'espace qui restera sur ce point horizontal, sans y arriver jamais. D'où l'on voit la conséquence nécessaire qui se tire de l'infinité de l'étendue du cours du vaisseau à la division infinie et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point horizontal.

Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la croyance que

l'espace n'est pas divisible à l'infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques; et quoiqu'ils puissent être éclairés en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci; car on peut aisément être très habile homme et mauvais géométre.

Mais ceux qui verront clairement ces vérités, pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre, par cette considération merveilleuse, à se connoître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer son juste prix, et former des réflexions très importantes, qui valent mieux que tout le reste de la géométrie même.

J'ai cru être obligé de faire cette longue considération en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d'abord cette double infinité, sont capables d'en être persuadés; et, quoiqu'il y en ait plusieurs qui aient assez de lumière pour s'en pas

ser, il peut néanmoins arriver que ce discours, qui sera nécessaire aux uns, ne sera pas entièrement inutile aux autres.

ARTICLE III.

DE L'ART DE PERSUADER.

L'art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu'on leur propose, et aux conditions des choses qu'on veut faire croire.

Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions s'insinuent dans l'ame, qui sont ces deux principales puissances : l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement; car on ne devroit jamais consentir qu'aux vérités démontrées; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté; car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire, non pas par la preuve, mais par l'agrément. Cette voie est basse, indigne et étrangère : aussi tout le monde la

désavoue. Chacun fait profession de ne croire, et même de n'aimer que ce qu'il sait le mériter.

Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n'aurois garde de faire tomber sous l'art de persuader; car elles sont infiniment au-dessus de la nature; Dieu seul pent les mettre dans l'ame, et par la manière qu'il lui plaît. Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s'est toute corrompue par ses indignes attachements. Et de là vient qu'au lieu qu'en parlant des choses humaines, on dit qu'il faut les connoître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe; les saints, au contraire, disent, en parlant des choses divines, qu'il faut les aimer pour les connoître, et qu'on n'entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

En quoi il paroît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l'ordre qui devoit être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre,

en faisant des choses profanes ce qu'ils devoient faire des choses saintes, parcequ'en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l'éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, toute opposée à nos plaisirs. Dites-nous des choses agréables, et nous vous écouterons, disoient les Juifs à Moïse; comme si l'agrément devoit régler la croyance ! Et c'est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu'après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste, qui la charme et qui l'entraîne.

Je ne parle donc que des vérités de notre portée; et c'est d'elles que je dis que l'esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l'ame; mais que bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement !

Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions.

Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes

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