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parence qu'une perfonne un peu raisonnable s'engageât quatre fois de fuite dans le mariage? Il falloit bien que vous euffiez lu cela dans les Cieux.

AN. Je les confultai beaucoup moins que vos inclinations: mais après tout, quelques Prophéties qui réuffiffent ne prouvent rien. Voulez-vous que je vous mène à un Mort qui vous contera une histoire affez plaifante? Il étoit Aftrologue, & ne croyoit non plus que moi à L'Aftrologie. Cependant, pour effayer s'il y avoit quelque chofe de fûr dans fon art, il mit un jour tous les foins à bien obferver les règles, & prédit à quelqu'un des événemens particuliers, plus difficiles à deviner que vos quatre mariages. Tout ce qu'il avoit prédit arriva. Il ne fut jamais plus étonné. Il alla revoir auffi-tôt tous les calculs aftronomiques, qui avoient été le fondement de Les prédictions. Savez-vous ce qu'il trouva? Il s'étoit trompé; & fi fes fupputations euffent été bien faites, il auroit prédit tout le contraire de ce qu'il avoit prédit.

J. DE NA. Si je croyois que cette hiftoire fût vraie, je ferois bien fâchée qu'on ne la fût pas dans le monde, pour le dése tromper des Aftrologues.

Tome I.

I

AN. On fait bien d'autres hiftoires à leur défavantage, & leur métier ne laiffe pas d'être toujours bon. On ne fe défabufera jamais de tout ce qui regarde l'avenir; il a un charme trop puiilant. Les hommes, par exemple, facrifient tout ce qu'ils ont à une efpérance; & tout ce qu'ils avoient, & ce qu'ils viennent d'acquérir, ils le facrifient encore à une autre espérance: & il femble que ce foit là un ordre malicieux établi dans la Nature, pour leur ôter toujours d'entre les mains ce qu'ils tiennent. On ne se foucie guère d'être heureux dans le moment où l'on eft: on remet à l'être dans un temps qui viendra, comme fi ce temps qui viendra devoit être autrement fait que celui qui eft déja venu.

J. DE NA. Non, il n'eft pas fait autrement, mais il eft bon qu'on se l'imagine.

AN. Et que produit cette belle opinion? Je fais une petite fable qui vous le dira bien. Je l'ai apprife autrefois à la Cour d'Amour *, qui fe tenoit dans votre Comté de Provence. Un homme avoit foif, & étoit affis fur le bord d'une fontaine: il ne vouloit point boire de l'eau qui couloit devant lui, parce qu'il

* C'étoit une espèce d'Académie.

efpéroit qu'au bout de quelque temps il en alloit venir une meilleure. Ce temps étant paffé: Voici encore la même eau, difoit-il; ce n'eft point celle-là dont je veux boire ; j'aime mieux attendre encore un peu. Enfin, comme l'eau étoit toujours la même, il attendit fi bien, que la source vint à tarir, & il ne but point.

J. DE NA. Il m'en eft arrivé autant, &

je crois que de tous les Morts qui font ici, il n'y en a pas un à qui la vie n'ait manqué, avant qu'il en eût fait l'ufage qu'il en vouloit faire. Mais qu'importe; je compte pour beaucoup le plaifir de prévoir, d'efpérer, de craindre même, & d'avoir un avenir devant foi. Un Sage, felon vous, feroit comme nous autres Morts, pour qui le préfent & l'avenir font parfaitement femblables; & ce Sage par conféquent s'ennuieroit autant que je fais.

AN. Hélas! c'eft une plaifante condition que celle de l'homme, fi elle est telle que vous le croyez. Il est né pour afpirer à tout, & pour ne jouir de rien pour marcher toujours, & pour n'arriver nulle part.

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DIALOGUES

DES

MORTS ANCIENS.

DIALOGUE Ier.

HÉROSTRATE, DEMETRIUS; DE PHALERE.

TROTS

HÉROSTRATE.

Rors cents foixante Statues élevées dans Athènes à votre honneur ! C'est beaucoup.

DEMETRIUS. Je m'étois faifi du Gou. vernement; & après cela, il étoit affez aifé d'obtenir du Peuple des Statues.

HÉ. Vous étiez bien content de vous

être ainfi multiplié vous-même trois

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cents foixante fois, & de ne rencontrer que vous dans toute une Ville?

Dé. Je l'avoue; mais, hélas ! cette joie ne fut pas de longue durée. La face des affaires changea. Du jour au lendemain, il ne refta pas une feule de mes Statues on les abattit; on les brifa.

HÉ. Voilà un terrible revers! Et qui fut celui qui fit cette belle expédition?

DE. Ce fut Démétrius Poliorcete, fils d'Antigonus.

HÉ. Démétrius Poliorcete! J'aurois bien voulu être en fa place. Il y avoit beaucoup de plaifir à abattre un fi grand nombre de Statues faites pour un même

homme.

DÉ. Un pareil fouhait n'eft digne que de celui qui a brûlé le Temple d'Ephèfe. Vous confervez encore votre ancien caractère.

HÉ. On m'a bien reproché cet embrafement du Temple d'Ephèfe; toute la Grèce en a fait beaucoup de bruit: mais en vérité cela eft pitoyable; on ne juge guère fainement des chofes.

DE. Je fuis d'avis que vous vous plaigniez de l'injuftice qu'on vous a faite de détefter une fi belle action, &

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