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le bien public, n'est qu'un mot vide de sens; disons mieux, n'est qu'un contre-sens trèsprononcé, quand il nous porte à violer les droits de l'humanité, de la justice, de la sociabilité, qui lient tous les hommes et toutes les Nations. Non, rien ne peut procurer le bien public d'une manière solide et durable, rien n'est vraiment utile pour l'État, comme pour les particuliers, dès qu'il cesse d'être juste (1).

C'est ce que comprit, dans une circons tance importante, le peuple d'Athènes, ou ce que lui dicta, indépendamment de toute réflexion, le sentiment du juste et de l'honnête. Eh combien de fois, n'eût-on pas dûnous rappeler, du haut de la tribune, ce beau trait; si nous eussions été de caractère à l'imiter, et plus dignes de l'entendre! Thémistocle avoit formé un projet qui devoit assurer aux Athéniens l'empire de la Grèce : il n'étoit question

(1) Dans un autre endroit que celui que nous avons déjà cité (p. 220, n. 1), Cicéron fait observer que Socrate avoit coutume de maudire ceux qui, par une malheureuse subtilité, étoient venus à bout de décom→ poser ce qui n'est qu'un même tout dans la nature, et d'y trouver deux choses différentes. Les Stoïciens, persuadés de la vérité de ce principe, ont tous dit, que ce qui étoit honnête étoit nécessairement utile, et que rien ne pouvoit être utile, de ce qui n'étoit pas honnête .

pour cela que de brûler la flotte des alliés qui se trouvoit dans un port voisin. Le peuple étoit assemblé. Il lui propose, en termes généraux, le plan le plus avantageux pour la république, mais qu'il ne peut communiniquer qu'à un seul homme, pour ne pas divulguer ce qui exige le plus grand secret. On nomme Aristide ; et l'on s'en rapporte à son jugement. Thémistocle lui fait part de son dessein. Aristide rentre dans l'assemblée: Rien, dit-il au peuple, ne peut contribuer davantage, que le projet de Thémistocle, à élever Athènes au plus haut degré de grandeur et de prospérité; mais rien n'est plus injuste. Nous n'en voulons pas, s'écrient les Athéniens, d'une voix unanime (1). O Français ! sur combien de décrets eussiez-vous dû vous écrier tous ensemble: Nous n'en vou

lons pas.

J'en ai dit assez sur l'abus des mots, pour faire sentir jusqu'à quel point il peut devenir funeste; et je croirois avoir rendu le plus grand service aux hommes, à ma patrie, qui, parmi tous les objets que j'ai le plus aimés sur la terre, a été constamment le plus cher à mon cœur, si, par tant d'exemples, j'avois pu mettre mes semblables en garde, pour jamais, contre cet abus, source (1) Plutarc. in Aristid.

hélas ! trop féconde d'égaremens et de crimes. Eh quel est donc le remède à un mal si contagieux? Le plus sûr seroit de se former, de chaque terme un peu important, une idée nette et précise, de n'en employer aucun sans l'avoir bien défini, et de prendre, à ce sujet, pour règle, non l'opinion toujours flottante au gré des circonstances et des intérêts du moment, mais la nature des choses, qu'un esprit droit et sage ne sauroit trop consulter. Il faudroit de plus, ce qui malheureusement n'est pas facile, attendu la contrariété des vues et des sentimens, que ces définitions fussent généralement adoptées, et que l'application en fût aisée à faire dans tous les cas particuliers. Si ces précautions pouvoient avoir lieu, l'abus des mots seroit moins universel et moins fréquen!. Mais, à prendre les hommes, et sur-tout le peuple, tels qu'ils sont, nous ne saurions nous empêcher de croire que ce sera toujours là une des armes les plus puissantes entre les mains des méchans pour opprimer les gens de bien, et le secret le plus usité parmi les fripons pour égarer la multitude. Toujours, par exemple, on donnera des noms odieux à ceux qu'on voudra perdre, à ceux-là mêmes dont on se sera servi avec avantage lorsqu'ils pouvoient nous être utiles; et on les

rendra, par de nouvelles dénominations, l'objet du mépris et de la haine publique, quand ils paroîtront, sous un autre rapport, nous devenir nuisibles, ou seulement dangereux.

Nous avons fait après tout, mes chers amis, un grand pas vers le bonheur, 1a. si nous sommes parvenus à nous former des idées saines sur ce qui nous intéresse le plus (1); 2t. si nous avons appris, par la considération des différens genres de biens, et par la comparaison des biens et des maux, à nous tracer des règles sûres pour la conduite ordinaire de la vie (2); et 3t. si nous savons discerner les causes habituelles de nos erreurs (3).

L'espèce de logique, en particulier, que je viens de vous offrir, vaudra bien, je crois, celle de l'école, quant à l'art des syllogismes; et certainement elle vaut mieux que celle des passions. Si nous avions toujours fait usage de la première préférablement à celleci, que de maux, je le répète, nous nous serions épargnés !

(1) Ci-dessus Sect. I.
(2) Sect. 2.
(3) Sect. 3.

CHAPITRE V I.

Développement des principales sources du bonheur.

Vous concevez, mes chers amis, qu'en vous rappelant au bonheur, je n'ai pas prétendu vous l'offrir ici-bas sans ombre et sans mélange.

Où trouver le bonheur ?

En tous lieux, en tous tems, dans toute la nature;
Nulle part tout entier, partout avec mesure,
Et partout passager, hors dans son seul auteur.
VOLTAIRE, Ier. Disc. en vers.

Ce n'est pas une chimère que j'ai voulu réaliser en votre faveur; il ne s'agit point ici de spéculations vaines et mensongères, de ces rêves flatteurs qui se dissipent au moment du réveil. Apprenons à être heureux; mais de ce bonheur dont la Nature humaine nous rend capables sur la terre. En attendant un sort plus durable, soyons heureux ici-bas autant qu'on peut l'être ; et que, dans toutes les circonstances où la Providence nous aura placés, il soit dit que nous avons su tirer, de chacune d'elles en particulier, le meilleur

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