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l'inaction calculée de Théodoric, Aétius n'aperçut qu'un moyen de l'en faire sortir: c'était de se servir encore une fois des relations amicales établies depuis longtemps entre le roi des Visigoths et Avitus, et de lui députer celui-ci. Naguère l'habile diplomate avait réussi à renouer entre le Barbare et Rome l'alliance rompue peut-être l'appel suprême qu'il lui adressera maintenant le touchera-t-il. Avitus accepta sans hésiter cette mission patriotique, qui faisait de lui, selon l'expression de son panégyriste, « le dernier espoir du monde romain'. » Mais probablement son éloquence émue, pleine des souvenirs d'une ancienne amitié, ne fit pas seule impression sur Théodoric si l'on en croit un historien, Avitus fut mis en mesure de communiquer au roi une lettre adressée l'année précédente par Attila à Valentinien, pour lui dire qu'il n'en voulait qu'à Théodoric, leur commun ennemi'. Eclairé désormais sur la duplicité du conquérant, Théodoric fit cause commune avec les Romains.

Son exemple rallia aux drapeaux d'Aétius tout ce qui, en Gaule, était capable de porter les armes. Par une trève singulière, les différences de races, les conflits d'ambition, les ressentiments, les défiances furent en un moment oubliés. On vit une de ces heures rares, où les hommes ne se souviennent plus de ce qui les sépare, pour n'apercevoir que ce qui les rapproche. Les Francs de Mérovée accoururent des bords de la Somme, les Ripuaires vinrent de la Moselle et de la Meuse, les Armoricains, qui plusieurs fois depuis quelques années avaient secoué le joug de Rome, envoyèrent leurs contingents, les Burgondes quittèrent les rives de la Saône, on vit arriver jusqu'à des Saxons et des Sarmates. Tout ce qui, parmi les Barbares, aspirait à la civilisation, se

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coalisa avec les Romains pour résister à l'autre masse barbare, qui visait à l'anéantir. Dans sa course à travers l'Europe centrale, l'immense armée d'Attila avait peu à peu fondu. Il se trouva qu'au moment où, déjà en retraite après la levée du siège d'Orléans, elle fut atteinte dans les plaines de Châlons par Aétius et ses confédérés, ceux-ci n'étaient pas beaucoup inférieurs en nombre aux troupes du roi des Huns. L'union, la discipline, l'élan dans une cause commune vainquirent ces hordes anarchistes et sauvages: après la plus sanglante bataille que l'antiquité ait vue', Attila battit de nouveau en retraite. La civilisation, une fois encore, avait vaincu. Mais la Gaule était bien malade. Toutes les régions qu'avait foulées Attila demeuraient ruinées : probablement celles qu'avaient traversées les alliés barbares de Rome n'avaient pas été sans souffrir de leur passage. Par bonheur notre pays avait à sa tête en ce moment un sage et intelligent administrateur, comme on en rencontre encore un grand nombre dans ces dernières années de l'Empire romain: Tonantius Ferréol, d'origine lyonnaise, digne successeur d'Avitus à la préfecture des Gaules'. Son crédit auprès de Valentinien obtint pour les propriétaires gaulois, que la guerre avait réduits à la misère, une remise totale ou partielle de l'impôt foncier 5. S'il faut prendre à la lettre une parole d'un contemporain, la popularité de Ferréol

• D'après Jornandès, cent soixante mille hommes restèrent sur le champ de bataille. La Chronique d'Idace porte le chiffre des morts à trois cent mille.

2 Voir A. de Barthélemy, la Campagne d'Attila. Invasion des Huns dans la Gaule en 451, dans Revue des Questions historiques,t. VIII. Voir aussi Kurth, Clovis, 2e éd., 1901, t. I, p. 188-195.

Dans une lettre à Tonantius Ferréol, Sidoine Apollinaire le range parmi les perfectos Christi, et le déclare digne de rivaliser de foi et de vertu avec les évêques. Ep., VII, 12.

Il possédait une belle villa, le Prusianum, aux environs de Nîmes. Ep., II, 9.

« 3 Quia sic habenas Galliarum moderarere, ut possessor exhaustus tributario jugo relevaretur. » Ibid.

devint telle, qu'on vit un jour la foule dételer sa voiture, et la traîner au milieu des applaudissements1. Bientôt, Ferréol eut l'occasion de rendre à la cause gallo-romaine un service encore plus signalé. La discorde n'avait pas tardé à se mettre parmi les alliés, un instant réunis par le péril commun. Théodoric était mort, et son fils ainé, Thorismond, régnait désormais sur les Visigoths. En 453, ce prince jeune et ambitieux vint mettre le siège devant Arles. Sans hésiter, le préfet Ferréol alla trouver Thorismond dans son camp, et, invité à la table royale, lui parla « avec une douceur, une gravité, une habileté si inaccoutumées » pour le Barbare que celui-ci céda à ses remontrances et leva le siège.

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Remarquez-vous la puissance de persuasion dont étaient doués les nobles gallo-romains vis-à-vis des Barbares? Par deux fois, vous avez vu Avitus changer de la sorte la volonté de Théodoric. Maintenant c'est au tour de Ferréol, par qui, dit un contemporain, « ce qu'une bataille n'eût pu faire, fut obtenu dans un dîner3. » C'est qu'en face de races neuves, ignorantes, grossières, ces fils d'une vieille aristocratie, ayant dès leur enfance entendu parler des diplomates et des politiques, possédant à la fois par héritage, par éducation, par tradition le langage des grandes affaires. avec les manières et les habitudes du monde le plus raffiné, se trouvaient naturellement les plus forts. A leur art tout ensemble savant et charmant, les Barbares ne pouvaient opposer que les saillies d'une nature inculte, une brutalité dont on avait raison par des flatteries délicates, ou une ruse naïve que leurs adversaires déjouaient en souriant. Vous voudrez bien me pardonner une comparaison un peu irrévéren

1 Ibid.

« Affatu tuo melleo, gravi, arguto, inusitato. Ibid. »

3 « Quem Aetius non potuisset praelio, te prandio removisse. » Ibid.

cieuse. J'imagine que la situation qui se produisait alors est celle qui se reproduit encore sous nos yeux, quand un député quelconque, improvisé ministre, est appelé à négocier avec quelque diplomate étranger de vieille souche aristocratique, lequel, même à intelligences égales, se montrera presque toujours supérieur au démocrate parvenu.

Quand Thorismond eut cessé d'être sous le charme, les idées de conquête et de revanche le ressaisirent. Mais à peine était-il rentré à Toulouse, qu'une conspiration le renversa du trône, et y éleva son frère Théodoric II, l'ancien élève d'Avitus. C'était, en réalité, la politique de l'alliance avec Rome qui triomphait une fois encore, au prix d'un fratricide, à la cour des rois visigoths'.

VI

Pendant que se déroulaient en Gaule ces péripéties du grand drame des invasions, l'Italie et Rome voyaient d'autres tragédies. Attila, vaincu, avait repassé le Rhin; mais, l'année suivante, il s'était jeté sur l'Italie, et Rome même eût succombé, si le pape saint Léon n'était allé au devant de l'envahisseur jusqu'au Mincio, et, par l'ascendant déjà plusieurs fois éprouvé de la sainteté et de la force morale sur ce Barbare, ne l'avait décidé à reprendre le chemin de ses Etats". Mais, à Rome, les événements se précipitèrent. En 454, l'imbécile Valentinien attira dans un guet apens et tua de ses propre mains Aétius, brisant ainsi, par un caprice de jalousie, la meilleure épée que possédât alors l'Empire. En 455, le consulaire Petronius Maximus assassina à son tour Valentinien, et se fit proclamer empereur. C'est alors qu'à la sollicitation de la veuve de Valen

'Sidoine Apollinaire, Carm., VII, 481-483.

* Chronique de Prosper d'Aquitaine, éd. Mommsen, p. 482.- Voir Grisar, Roma alla fine del mondo antico, t. II, 1899, p. 132-137.

tinien, épousée de force par Maximus, le roi des Vandales, Genséric, partit de Carthage et entra avec sa flotte dans le Tibre, en déclarant qu'il allait piller Rome. Maximus prit la fuite et fut tué. Sans empereur, sans soldats, il ne restait à Rome qu'un défenseur, saint Léon. Celui-ci affronta Genseric comme il avait affronté Attila, et obtint du Vandale la promesse de n'incendier aucun édifice et de ne massacrer aucun habitant. Les Vandales entrèrent dans Rome; pendant quatorze jours d'un pillage méthodique, ils la dépouillèrent de ses trésors les plus précieux et des plus glorieuses reliques de son histoire. Puis, à la fin de juin, leurs navires, emportant pêle-mêle les richesses des habitants, celles des temples et des églises, firent voile tranquillement vers l'Afrique1.

Les heures affreuses qui s'écoulèrent en Italie entre la terreur d'Attila et la terreur de Genséric, la Gaule romaine semble les avoir passées dans une tranquillité relative. Avitus goûtait alors, à Avitacum, les joies de la vie agricole et de la vie de famille. On le voit, en 452, marier sa fille Papianilla avec un jeune Lyonnais, votre célèbre compatriote Sidoine Apollinaire. De vieille noblesse, lui aussi 2, Sidoine avait vingt-un ans lors de son mariage. Brillant élève des écoles de Lyon, disciple favori du poète Honius 3, il était déjà connu lui-même comme lettré et comme poète, et, en attendant d'atteindre la grande renommée, jouissait de la réputation mondaine que lui avait faite son

1 Prosper d'Aquitaine, Chronique (éd. Mommsen, p. 484); Procope, De rebus vandalicis, I, 5; II, 9. Voir Grisar, Roma alla fine del mondo antico, t. II, p. 140-146.

2 Le grand-père de Sidoine Apollinaire avait été préfet des Gaules au temps de l'usurpateur Constantin, puis, dégoûté de servir ce personnage, orgueilleux et vulgaire, s'était retiré dans ses terres, et, le premier de sa race, avait reçu le baptême (Sidoine, Ep., III, 12; V, 9. Sous Valentinien III le père de Sidoine Apollinaire avait été, lui aussi, en 449, préfet des Gaules (ibid., VIII, 6).

3 «... Mihi magistri - Musas sat venerabiles Hoëni... » Carm., IX, 309-310.

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