Page images
PDF
EPUB

travail après entente préalable, seraient assez justes pour reconnaître à ceux qui ne veulent pas faire grève le droit de continuer à travailler, c'est-à-dire qu'ils respecteraient chez les autres la liberté qu'ils ont revendiquée d'abord, et ensuite obtenue pour eux. Il n'en est pas ainsi malheureusement, l'idée de liberté est peu développée dans le monde ouvrier et l'idée contraire qu'il est licite d'imposer ses sentiments par la contrainte y est fort en honneur.

On n'ose guère, d'ordinaire, écrire ou énoncer une vérité si peu flatteuse pour la Démocratie qu'il est de mode d'encenser à tout propos, mais je ne crains pas d'être démenti par ceux qui connaissent le caractère ouvrier; et l'historique des grèves modernes confirme cette fâcheuse constatation d'une manière absolue.

Dans l'idée populaire, une grève est toujours faite pour l'avantage des salariés. Et pourtant rien n'est plus faux qu'une idée pareille; on voit des grèves entraîner la fermeture définitive d'une usine, d'un atelier, ou même ruiner une industrie entière au profit de rivaux étrangers; mais, c'est chose que les ouvriers ne voient jamais d'abord, ils le sentent plus tard, mais, au début, ils ne l'admettent pas. Même lorsqu'ils ont été déjà trompés et déçus, ils sont pleins d'espoir dans l'effet de la grève déclarée et pleins de confiance dans les promesses des meneurs et, dès lors, à leurs yeux, qui ne veut pas marcher avec eux est un asservi et un transfuge. Ne pas faire corps avec la majorité au moins apparente, car on sait comment, en cas pareil, se forment les majorités est un crime qui ne s'excuse pas et il est tout licite à leurs yeux de forcer ceux qui abandonnent la cause commune, d'autant qu'ils sont, dit-on, appelés à profiter des avantages qu'une grève heureuse ne peut manquer de procurer.

[ocr errors]

Au lieu de combattre une aussi fausse manière de voir, les gens instruits montrent souvent, à l'égard de

ces violences très coupables, car elles font régner un véritable régime de terreur sur les ouvriers qui ont le besoin et le courage de travailler (on pourrait en dire long sur ce chapitre), une lamentable complaisance. Il semble que la répression soit un crime et que, tout en blåmant les violences des grévistes, on doive les laisser faire cependant.

Les hommes de notre époque ne se souviennent guère des épisodes d'Aubin et de La Ricamarie vers la fin de l'Empire. La troupe chargée de contenir les grévistes dut faire feu sur eux pour préserver les propriétés et les personnes; il y eut des tués et des blessés. Les journaux et les députés de l'opposition ne manquèrent pas une si belle occasion de récriminer et d'émouvoir l'opinion. Ils firent d'émouvantes descriptions du deuil des familles, des funérailles des victimes et l'effet produit fut grand. Et pourtant, il y avait là un acte juste: la protection du travail; il y avait des soldats et un officier qui avaient fait leur devoir. Les coupables c'étaient d'abord les meneurs, les excitateurs, ensuite les sots qui s'étaient laissés conduire ainsi, sachant qu'au fond ils faisaient mal; c'étaient surtout les politiciens qui profitaient de l'émoi produit et du côté sentimental pour représenter comme chose odieuse une répression, fâcheuse assurément dans ses résultats, mais juste en soi et nécessaire. L'opinion publique en cette occasion fut complètement égarée et ce ne fut pas les vrais coupables qu'elle flétrit.

Plus récemment, en 1885, à la suite de l'assassinat, à Montceau-les-Mines, de M. Watrin, ce malheureux ingénieur qui fut assassiné à coups de barre de fer et dont l'horrible agonie dura cinq longues heures, dans le dé bat qui eut lieu à la Chambre à ce propos, le Ministre de l'Intérieur, pour disculper ses fonctionnaires qui avaient laissé s'accomplir cet assassinat alors qu'ils pouvaient l'empêcher, disait, aux applaudissements de

la majorité Auriez-vous donc voulu qu'on fit donner la troupe?» Et personne ne s'est trouvé pour lui répondre: «Mais certainement oui ! mais c'était votre devoir de le faire, à vous dépositaires de la force publique et obligés par vos fonctions d'assurer la sécurité des citoyens. >>

Il ne sert de rien d'ajouter, comme on le fait quelquefois cette foule était composée de gens trompés et égarés. Sans doute, mais elle était meurtrière et il est juste de songer un peu aux victimes au lieu de réserver ses ménagements et presque sa sympathie pour des assassins, fussent-ils égarés.

Les députés, en cas pareil, songent volontiers à leurs électeurs; ils savent que toute rigueur envers les grévistes leur nuirait auprès de la masse électorale, et souvent les journalistes, même non socialistes, ne montrent pas plus de courage, ils craignent de déplaire à leurs lecteurs au lieu de s'adresser à leur conscience et de rectifier leurs idées. Ainsi, tout dernièrement, nous avons eu à Cluses le cas de ces patrons (trois frères) qui, voyant une foule furieuse se diriger vers leur usine et sachant qu'ils n'avaient aucune protection à espérer du pouvoir public (bien qu'il lève des impôts pour cela) se défendirent à coups de fusil et tuèrent plusieurs des assaillants. Leur usine et leur propre domicile furent d'ailleurs saccagés et incendiés.

Le gouvernement qui ne les avait pas défendus se hâta de les arrêter, de les faire emprisonner et une instruction fut ouverte contre eux; on n'a pas entendu dire que nul des agresseurs ait été arrêté.

De la part de notre gouvernement, qui se fait le complice des violents et des malfaiteurs, rien qui doive surprendre, mais ce qui est affligeant est de voir quelle a été l'appréciation même des journaux conservateurs qui n'étaient pas éloignés de condamner les patrons. Les plus hardis s'efforçaient de leur trouver des cir

constances atténuantes; ils ont perdu la tête, etc. S'en estil trouvé qui aient dit nettement : « Ces hommes étaient. en cas de légitimé défense; ils ont fait acte de courage en résistant seuls à cette foule furieuse et ont eu raison, absolument raison d'agir comme ils ont agi? ».

[ocr errors]

On doit regretter aussi de n'avoir point trouvé chez ces feuilles plus d'énergie pour flétrir l'indigne conduite du gouvernement qui a fait faire aux victimes c'està-dire à des émeutiers et à des incendiaires des funérailles officielles où assistaient, par ordre, les autorités civiles et militaires. L'opinion publique, qui, aujourd'hui, se fait surtout par les journaux, est, je le répète, absolument dévoyée; elle incline à considérer les violences comme acceptables et permises dès qu'elles ont lieu pendant une grève; il semble que les ouvriers en grève soient des gens pour ainsi dire sacrés, auxquels il soit interdit de toucher, contre lesquels on ne doive pas se défendre. C'est une fausse et très fausse manière de voir, et ceux qui peuvent exercer quelque influence par la plume ou par la parole, ont le devoir de se prononcer nettement et de réagir contre cette erreur des esprits qui est injuste d'abord et qui, ensuite, amènerait certainement la ruine de notre industrie nationale; voyez ce qui se passe à Marseille.

Il y a dans cette épidémie de grèves qui sévit actuellement un enseignement pour certains catholiques qui, trop épris de théories, imaginent des systèmes, des organisations du travail dont le fondement serait la toutepuissance des syndicats professionnels. Ceux-ci étant investis du droit de fixer les conditions du travail : taux des salaires, durée des journées, mode de travail, etc., si bien qu'il n'y aurait plus, comme aujourd'hui, arrangement entre chaque patron et chaque ouvrier et variable avec les capacités de ce dernier, il y

aurait une fixation unique des conditions du travail, laquelle s'imposerait tant aux entrepreneurs du travail qu'aux salariés. Et ces conditions, qui les fixerait? On vient de le dire, le Syndicat, autrement dit une majorité (on sait comment, en cas pareil, les majorités se forment; la majorité apparente se compose, en effet, de quelques meneurs audacieux). Un projet de loi rédigé par le ministre Millerand donnait même à cette majorité le droit de prononcer des grèves obligatoires, c'est-à-dire d'empêcher la minorité de travailler.

Lorsqu'on disait aux partisans de ce beau système : « Comment! vous voyez les graves inconvénients du pouvoir sans frein de la majorité en matière politique, la tyrannie, la persécution religieuse, vous voyez cela, et vous voulez introduire le même régime dans les choses du travail. Nul ne pourra travailler qu'aux conditions fixées par la majorité, tant pis si la décision de cette majorité rend le travail impossible et ruine l'industrie du pays. C'est le droit d'oppression des majorités appliqué logiquement et dans toutes ses conséquences ». Lorsqu'on disait cela aux partisans de l'organisation syndicale - organisation qui n'a d'ailleurs, telle qu'ils la rêvent, existé en aucun pays et en aucun temps ils répondaient qu'il y avait une grande différence entre les assemblées nommées par le suffrage de gens de toutes espèces et les groupes de gens de même profession; là dominerait la compétence, la modération, les sages conseils.

Voilà vingt ans que les syndicats professionnels sont licites, il s'en est formé beaucoup, or, que voyons-nous parmi ceux formés d'ouvriers? Nous voyons des organisations créées pour la guerre sociale : « Nous avons pour but, écrivent-ils volontiers dans leurs statuts, de poursuivre la lutte des classes. » Nous voyons des groupes qui, tout en invoquant l'intérêt professionnel, sont, en effet, aux ordres des partis socialistes dont la plupart

« PreviousContinue »