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laisse apercevoir, par exemple, la correspondance de Pline, comprennent presque autant de constructions que de terrains plantés: nous nous les figurons comme un décor de marbres et de statues s'étageant en terrasses, parmi les buis solennellement taillés. Il y a bien encore quelque convenu dans les habitations des nobles gallo-romains du ve siècle : mais elles s'élèvent dans des sites plus âpres, et on nous décrit avec un goût à la fois raffiné et naïf les beautés escarpées, forestières, sauvages, déjà romantiques des parcs qui les environnent1.

Si j'avais le temps de feuilleter avec vous les récits de l'époque, je vous intéresserais peut-être en vous racontant la vie qu'on menait dans ces rẻsidences. Vous en connaissez déjà le côté utile et laborieux surveillance des intérêts, gestion de la propriété foncière, patronage exercé sur les paysans, participation personnelle aux travaux de l'agriculture. Mais le plaisir n'en était pas exclu. A la fin du Iv° siècle et au cours du v", on avait la vie de château avec toute son animation, sa politesse et sa splendeur. Comme on était habitué au mouvement et au grand air, on se visitait beaucoup on se livrait à tous les sports, chasse, pêche, natation, canotage, jeux d'adresse. Mais on aimait aussi la conversation on se plaisait au bel esprit; on improvisait des vers; on lisait beaucoup. Ces brillantes villas, qui avaient leurs piscines et leurs jeux de paume, avaient aussi leurs bibliothèques. Celles-ci nous sont complaisamment décrites. Les Euvres des Pères de l'Eglise s'y mêlent à celles des écrivains classiques. Saint Augustin, et même Origène, traduit par Rufin, s'y trouvent à côté de Varron, Prudence

1 Id., Ep., II, 1, 9. Voir encore la description par Ausone des villas qui dominent les rives de la Moselle; Idyllium VII (P. L., t. IX, col. 893). 2 Sidoine Apollinaire, Ep., II, 9; VIII, 4.

auprès d'Horace'. Les femmes de cette société, bien que vivant encore un peu à part, à la façon des matrones antiques, ont l'esprit fort cultivé: on nous les montre surveillant l'atelier de tissage et présidant au travail des ouvrières et des servantes; mais on nous dit aussi que dans leur salon, inter matronarum cathedras, se voyaient des livres3: nous savons même qu'une d'entre elles, qui tissait merveilleusement la toile, faisait admirablement les vers: c'est son mari qui nous l'affirme, et nous pouvons l'en croire, car lui aussi était poète'.

Un trait digne d'être noté achèvera de peindre ces demeures vraiment aristocratiques, où rien ne sentait le parvenu les dîners y étaient, nous dit-on, «< abondants, mais rapidement servis, à la mode sénatoriale, » prandebamus breviter, copiose, senatorium ad modum". Nous sommes loin du festin de Trimalcion!

La société, futile par certains côtés, sérieuse par beaucoup d'autres, qui gardait, « sous l'oeil des Barbares, D ces sobres élégances, a été comparée à la noblesse française des années qui précédèrent la Révolution. On a rappelé, en le reportant au v° siècle, le mot célèbre de Talleyrand: « Qui n'a pas vécu avant 1789 n'a pas connu la douceur de vivre. » Il semble que la comparaison se fasse d'elle-même cependant vous penserez sans doute comme moi qu'elle n'est pas tout à fait juste. L'aristocratie française n'a pas survécu à la Révolution, parce que, longtemps avant que celle-ci n'éclatât, la politique, les lois et les mœurs avaient ruiné son influence et préparé sa destruction. Et, disons-le en passant, c'est là probablement une des causes de l'instabilité, de l'absence d'équilibre où se

Id., Ep., II, 9.

* Id., Ep., II, 1; Carm., XXII, 192, 199.

Id., Ep., II, 9.

Ausone, Epigr., XXXIV-XXXVI (Migne, P. L., t. IX, col. 830).

5 Sidoine Apollinaire, Ep.. 11, 9.

débat depuis cent ans la France moderne, privée de traditions et de bases. L'aristocratie gallo-romaine ne connut pas les mêmes causes d'affaiblissement : aussi demeura-t-elle assez vigoureuse pour traverser la tempête des invasions, conserver les traditions antiques, maintenir à peu près intacts, au milieu de la société barbare, les cadres de la civilisation romaine, et, étroitement unie à l'Eglise, aider le monde ébranlé à reprendre son assiette.

III

Vous trouverez sans doute que je me suis beaucoup attardé à ce que les théoriciens du théâtre classique appelaient la préparation, et que le véritable acteur du drame est bien long à paraître. Je vais donc maintenant, sans plus de préambule, vous présenter Avitus.

Avitus naquit en Auvergne, vers la fin du ive siècle. L'Auvergne, qui faisait partie de ce qu'on appelait alors la Première Aquitaine, était très romaine de mœurs, très attachée à l'Empire, animée en même temps d'un patriotisme local et fière de ses anciens souvenirs on aimait à rappeler la belle résistance de Gergovie à César. Dans ce pays de montagnes et de forêts, les habitudes étaient demeurées dures; les familles aristocratiques destinaient volontiers leurs enfants au métier des armes. Tel paraît avoir été le cas pour Avitus. Sa famille était de vieille noblesse et comptait des consuls, des préfets, même un patrice. Nous ignorons comment s'appelait la mère d'Avitus: mais on loue sa vertu3. Nous ne savons de son père qu'une chose: c'est qu'il ne

1 Sidoine Apollinaire, Carm. VII, 149-152.

Id., Ep., II, 3; Carm VII, 154-159.

« Solverat in partum generosa puerpera casti Ventris onus... »

Carm. VII, 164-165.

3

l'éleva pas mollement. Tout enfant, on l'accoutuma à courir pieds nus dans la neige des montagnes1. Son premier exploit fut de tuer d'un coup de pierre une louve affamée. Ce jeune Hercule devint vite un excellent chasseur, habile à dresser les chiens et les faucons et grand destructeur de sangliers'. Mais la vie au grand air ne nuisit pas à sa culture intellectuelle il apprit l'éloquence dans Cicéron et se plut à l'étude de l'histoire, surtout, nous dit-on, de l'histoire militaire".

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C'est probablement à Clermont qu'Avitus fit ses études. Moins célèbres que les grandes universités de Lyon ou de Bordeaux, les écoles de la métropole de l'Auvergne n'étaient cependant point sans réputation la grammaire et la rhétorique deux termes correspondant à ce que nous appelons l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur y avaient d'excellents maîtres; la jeune noblesse du pays suivait volontiers leurs cours et, par l'étude alternée du style oratoire et du style poétique, s'y dépouillait, nous dit-on, «< des écailles du parler auvergnat . » Avitus devint, sans doute, célèbre par son éloquence, car, à peine inscrit au barreau', la ville de Clermont, qui venait d'être frappée d'une énorme contribution de guerre, le députa

1 Ibid., 171-173.

* Ibid., 177-182.

3 Ibid., 183-186.

Ibid., 189-206.

Rappelant l'éducation d'un autre jeune noble élevé en Auvergne, Sidoine Apollinaire écrit : « Haec primum gramina incessu, flumina natatu, nemora venatu fregisti... Hic primum tibi pila, pyrgus, accipiter, canis, equus, arcus ludo fuere. » Ep., III, 3.

5 Id., Carm. VII, 174–177.

Sidoine Apollinaire, Ep., III, 3; IV, 21.

« Civilia jura secutus. » Id., Carm. VII, 207.

Voici à quelle occasion. Entre les années 409 et 411, les trois grandes contrées occidentales, la Bretagne, la Gaule et l'Espagne, furent en révolution. Trois usurpateurs, Constantin, Géronce et Jovin s'étaient soulevés contre Honorius, l'avaient combattu, s'étaient combattus entre eux : après la défaite du dernier de ces aventuriers, Jovin, les partisans qui lui restaient, entre autres son préfet du prétoire, Decimius Rusticus, se réfugiérent en Auvergne : c'est là qu'en 411 les forcèrent et les mirent à mort les généraux du prince légitime. L'Auvergne fut punie d'avoir été le dernier boulevard de la rébellion.

vers l'empereur Honorius, avec mission d'en demander la remise. Reçu à Ravenne, où résidait Honorius, Avitus eut le bonheur de plaire au favori de l'empereur, le patrice Constance, et, grâce à la protection de celui-ci, l'Auvergne eut gain de cause1.

Peu d'années après sa légation à Ravenne, Avitus, rentré en Gaule, reçut une offre étrange, qui sent bien son v° siècle on lui offrit une place à la cour d'un roi barbare. Vous me permettrez quelques détails sur ce curieux épisode.

Les Romains de l'Auvergne et de la Narbonnaise étaient limitrophes des Visigoths d'Aquitaine, et en frẻquents rapports avec ceux-ci. Mais les Visigoths étaient de dangereux voisins. Leurs rois, établis à Toulouse, se montraient respectueux de la civilisation romaine, pour laquelle ils affectaient même une vive sympathie : ils attiraient à eux la noblesse du pays et se plaisaient à voir la toge se mêler, sous les portiques de leurs palais, aux fourrures des guerriers barbares; les écoles restaient ouvertes, le droit romain n'avait pas cessé de régir la population indigène, les sénateurs continuaient à vivre dans leurs villas et, probablement, il s'écrivait à Bordeaux autant de vers latins qu'à l'époque où Ausone y professait. Parmi les rhéteurs et les poètes les plus renommés du ve siècle, beaucoup habitent Bordeaux, Toulouse, Agen, Périgueux, Bazas, villes possédées par les Visigoths. Mais la sympathie des conquérants pour les idées et les mœurs romaines ne leur paraissait pas incompatible avec le désir de faire des conquêtes nouvelles et d'annexer à leur royaume, déjà plus grand que le tiers de la France actuelle, d'autres portions du domaine impérial. En 425, leur roi, Théodoric Ier, vint mettre le siège devant Arles. L'arrivée des troupes ro

Sidoine Apollinaire, Carm. VII, 208-211.

Voir les propos du roi visigoth Athaulph, rapportés par un habitant de Narbonne à saint Jérôme, et par celui-ci à Orose (Hist., VII, 43).

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