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ET L'ÉDIT DE NÉRON

(Suite)1

§ 10

LE DÉCRET DE NÉRON (Institutum Néronianum) ET

LA LETTRE DE PLINE-LE-JEUNE A TRAJAN

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Serrons de plus près le problème. Jusqu'en 64, les chrétiens participent aux bienfaits des Sénatusconsultes qui ont proclamé la liberté de conscience des Juifs. Peu après, ilssont traités comme appartenant à une religion distincte à laquelle le droit d'exister est refusé. Le simple bon sens veut qu'une possession d'état trentenaire, basée sur des documents législatifs, n'ait pu cesser sans une loi. Cette loi est l'édit de persécution.

M. Callewaert a eu l'idée féconde d'étudier la législation pénale des chrétiens, dans le seul document authentique de cette époque qui nous soit parvenu, la lettre de Pline-le-Jeune à Trajan3. Nommé gouverneur de Bithynie, Pline trouva les passions religieuses surexcitées dans sa province, de nombreux chrétiens furent arrêtés et conduits à son prétoire. Ce n'était pas un méchant homme. Il aurait voulu ne pas avoir à sévir. Mais, tenu de faire respecter le culte national et soucieux de son crédit, il fit part de ses scrupules au prince. Son épître mérite d'être traduite en entier.

' Voir numéros de juillet, août, septembre 1902, mars, septembre et décembre 1903.

* Consulter: Callewaert, II, L'origine de la Législation persécutrice, qui est l'étude la plus complète sur la question.

Rambaud Le droit criminel romain dans les actes des martyrs. Gaston Boissier: La lettre de Pline au sujet des chrétiens. (Revue archéologique, 1876, tome XXXI.)

- Dom H. Leclercq. Les martyrs, tome I. (Les témps néroniens.) 'Lettres de Pline-le-Jeune, X, 97.

Les nombreuses traductions méconnaissant la langue du droit, j'ai dû tenter une interprêtation nouvelle.

« J'ai l'habitude, Seigneur, de t'en référer sur tous les sujets qui me semblent douteux. Qui peut mieux, en effet, ou me guider dans mes hésitations, ou éclairer mon ignorance? Je n'ai jamais assisté à des poursuites d'office (cognitionibus) à propos de chrétiens : c'est pourquoi j'ignore à l'occasion de quel fait et dans quelle mesure il est d'usage soit de sévir, soit d'informer. Mon incertitude a été grande sur le point de savoir s'il fallait tenir quelque compte de l'âge, ou traiter toutes les personnes comme si elles jouissaient de la plénitude de leurs forces; s'il fallait pardonner au repentir, ou si celui qui a été une bonne fois chrétien ne gagne rien à y renoncer; s'il fallait punir le nom seul', fût-il pur de crimes, ou bien les forfaits qu'implique ce seul nom. En attendant voici comment j'ai procédé contre ceux qui m'étaient déférés en tant que chrétiens. Je leur ai demandé à eux-mêmes s'ils étaient chrétiens; sur leur aveu je les ai interrogés une seconde et une troisième fois, les menaçant du supplice; sur leur persistance, j'ai ordonné de les y conduire. Je ne doutais pas, en effet, quelle que fût la nature délictueuse ou non du fait avoué3, que cette opiniâtreté et cette inflexible obstination ne dussent à coup sûr être punies. Il s'en est trouvé d'autres atteints de la même folie; comme ils étaient citoyens romains, je les ai notés pour les renvoyer à Rome.

« Bientôt, par le fait même du procès, il arriva, comme d'ordinaire que, les accusations se multipliant,

1 Nomen ipsum, etiamsi flagitiis careat,, an flagitia cohærentia nomini puniantur.

* Ce passage confirme singulièrement l'opinon d'après laquelle la légis lation néronienne attache au nom de chrétien la présomption juris et de jure d'inceste et de meurtre liturgique.

3 J'emprunte les mots soulignés à Dom Leclercq. Cette traduction de qualecumque esset quod fateretur, quoique amplifiant le mot à mot, rend parfaitement la pensée de Pline.

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des cas de plusieurs espèces se présentèrent. On me remit une dénonciation anonyme contenant le nom d'un grand nombre de personnes. Ceux qui niaient être chrétiens ou l'avoir été, quand, à mon exemple, ils invoquaient les dieux et qu'ils sacrifiaient avec l'encens et le vin à ton image, que j'avais fait apporter dans ce but avec les statues des divinités; quand en outre ils maudissaient Christ (ce à quoi ceux qui sont réellement chrétiens ne peuvent, dit-on, jamais être contraints), alors j'ai pensé qu'il fallait les absoudre. D'autres, dénoncés par un ancien complice1, répondirent qu'ils étaient chrétiens et bientôt le nièrent; ils l'avaient été, disaient-ils, mais ils avaient cessé de l'être, les uns depuis plus de trois ans, les autres depuis un plus grand nombre d'années, plusieurs même depuis plus de vingt ans. Tous ont vénéré ton image et les statues des dieux et ils ont aussi maudit Christ.

"Or, ils affirmaient que toute leur faute ou leur erreur avait consisté en ceci : Ils avaient coutume de se rendre à un jour marqué, avant l'aurore, pour chanter alternativement les louanges de Christ comme s'il était un Dieu; ils s'engageaient par serment, non point à commettre quelque crime, mais à s'abstenir de vols, de larcins, d'adultères, ainsi que de manquer à la parole donnée et de nier un dépôt cela fait ils étaient dans. l'usage de se séparer, puis de se réunir de nouveau pour prendre ensemble une nourriture commune et innocente. Cela même, ils avaient cessé de le faire depuis mon arrêté par lequel, suivant tes instructions, j'avais interdit les hétéries. J'en ai conclu qu'il était d'au

'Ab indice. Le mot index m'a fort embarrassé. Le sens classique est dénonciateur, espion. En droit criminel le sens paraît plus spécial. « On entendait par indices les complices qui avaient dévoilé à la justice le plan d'un crime, et auxquels, dans certains cas, on accordait l'impunite. » Walter, Histoire du droit criminel chez les Romains, trad. Piquet Damesme, p. 109, Paris, Durand, 1863.)

XXXII-I

tant plus nécessaire de recourir à la question par la torture pour savoir ce qu'il y avait de vrai. J'y ai soumis deux servantes que l'on disait vouées chez eux à un ministère. Mais je n'ai rien trouvé d'autre qu'une superstition sans règle ni mesure. C'est pourquoi j'ai suspendu l'action publique' pour recourir à ton avis. La chose, en effet, m'a parue digne de ton examen, surtout à cause du nombre de ceux qui sont en danger. Quantité de personnes de tout âge, de tout rang, de l'un et de l'autre sexe sont déjà impliquées dans les poursuites ou le seront. Ce ne sont pas seulement les cités, mais les bourgs et les campagnes que la contagion de cette superstition a infectés. Il me semble que le mal peut être arrêté et guéri. Ce qu'il y a de certain, c'est que les temples, qui étaient presque déserts, commencent à être de nouveau fréquentés; que les cérémonies ordinaires, longtemps négligées, sont reprises; et qu'il arrive de divers côtés des victimes qui ne trouvaient jusqu'à présent que de très rares acheteurs. De là il est facile de juger quelle foule de gens peuvent être ramenés, si l'on fait place au repentir. »

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L'épître, écrite vers 1123, suffit à reconstituer la législation alors en vigueur. Une seconde persécution avait eu lieu sous Domitien vers l'an 95'. Nerva, plus clément, avait interdit l'accusation de judaïsme sans abroger toutefois l'édit de persécution. En 107, Siméon, cousin du Sauveur, évêque de Jérusalem, avait été crucifié dans sa ville par sentence du légat Tibérius Clau

Ex duabus ancillis, quæ ministræ dicebantur. Benoist Goelzer (Dictionnaire) et Dom Leclercq (Temps Néroniens) traduisent: deux servantes qu'on appelait diaconesses. Ils ont raison, mais le mot ne se trouvant pas dans le texte de Pline je me suis contenté du mot à mot. Aubé (Persécutions, 209, 210) dit esclaves, à tort, ancilla signifie aussi bien servante que femine esclave.

Dilata cognitione.

Dom Leclerq, loco cit. 58.

▲ Ibid., 41.

Dion Cassius, Hist, rom., LXVIII, 1.

dius Atticus, et saint Ignace, évêque d'Antioche, conduit à Rome pour être jeté aux bêtes. L'agitation née en Syrie eut son contre-coup en Bithynie où, sur des dénonciations, des fidèles furent conduits au prétoire de Pline.

Celui-ci simula une ignorance qui n'était guère qu'une feinte, pour obtenir l'adoucissement d'une loi qui lui paraissait exorbitante. Les expressions qu'il emploie démontrent qu'il se trouvait en présence d'un édit général.

Il qualifie de cognitions les poursuites contre les chrétiens. Or, la cognition est la procédure criminelle usitée dans les provinces ou le jury (questiones perpetua) est inconnu.

Les crimes sur lesquels il instruit ne sont, ni la lèsemajesté, ni le sacrilège, ni l'association illicite, mais ce que Mommsen traite si bien de délit religieux : la prévention consistait dans le fait d'être chrétien. Pline se demande s'il doit condamner pour cette seule qualité. Ses doutes devaient être légers, car il se bornait à demander par trois fois si l'on était chrétien, et au troisième aveu, à envoyer le fidèle à la mort. Comme tout interrogatoire de magistrat au criminel, depuis que la justice fonctionne, commence par l'indication de la loi violée, le texte de l'édit invoqué devait être purement et simplement Les chrétiens doivent être mis à mort

(Non licet esse Christianos).

Il semble même que le caractère de chrétien fut indélébile dans cet édit implacable, puisque Pline veut savoir de Trajan s'il a bien fait d'absoudre les renégats et les apostats et qu'il conseille de leur laisser la ressource du repentir.

Quant à la poursuite (cognitio) c'est l'action d'oflice,

'Dom Leclerq, ibid, 48.

' Ibid, 50.

3 Qui ad me tanquam Christiani deferebantur.

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