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et dessèche l'imagination; c'est tout bonnement un paysan qui offre le vin de son crû, et qui ne s'est même pas donné la peine de lui ôter le goût du terroir : c'est un de ces hommes qui préfèrent une bouteille de bonne piquette à un tonneau de Madère composé par Chaptal,

CURIOSITÉ

ET

INDISCRETION.

CHAPITRE PREMIER.

Ridendo dicere verum quid vetat?

HORAGE.

<< Qui empêche de dire la vérité en riaut? »

Je suis né en province, de parens vivant dans une honnête médiocrité. Un bénédictin, le père Lestrade, me donna, par amitié pour mes parens, mes premières leçons de latin; j'avais mes entrées à toute heure dans le couvent, parce que mon père était chargé des affaires contentieuses de la communauté; d'ailleurs les moines m'aimaient beaucoup, mon jargon, mes espiègleries les amusaient. La révolution commençait, j'avais neuf ans; curieux à l'excès, j'écoutais assidùment toutes les nouvelles, je lisais même le journal, et c'était par moi que ces bons pères apprenaient les progrès d'une révolution qui devait commencer par leur destruction.

Il n'y avait parmi ces pères qu'un seul philosophe; c'est dans sa chambre et sous ses yeux que j'ai lu le Compère Mathieu, les Lettres Persannes et le Contrat-Social. Il riait de l'ardeur que je mettais à dévorer cette lecture; et tout en me disant que je ne pouvais y rien comprendre, il me recommandait sévèrement de ne pas en parler au père Lestrade, qui assurément n'était pas philosophe.

Un jour que le père Rousseau était à l'office divin, j'entrai furtivement dans sa chambre; j'ouvre sa bibliothèque et je prends un volume de Voltaire; je vais me cacher dans une allée du vaste jardin de la communauté pour jouir de mon larcin. J'ouvre ce fatal volume, et le hasard me conduit sur la lettre que M. de Voltaire écrivait à M. de Chauvelin le 2 avril 1764. Les expressions de M. de Voltaire ne se sont pas effacées de ma mémoire, les voici :

<< Tout ce que je vois jette les semence d'une >> révolution qui arrivera immanquablement, et >> dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les >> Français arrivent tard à tout, mais enfin ils >> arrivent. La lumière s'est tellement répandue » de proche en proche, qu'on éclatera à la pre» mière occasion, et alors ce sera un beau tapage. » Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront » bien des choses. >>

Ces jeunes gens bien heureux faisaient travailler ma petite intelligence, lorsque je fus surpris par une voix de Stentor! « Que fais-tu là? -Je lis.-Quoi?-Un volume de Voltaire.-Ou l'as-tu pris?» Je balbutiai. Le père prieur don Sizan, car c'était lui, me regarde avec colère, me menace, et puis radoucissant sa voix, il me proposa de me laisser prendre des fruits dans le potager tous les jours et tant que je voudrais si je voulais lui dire la vérité. J'avouai tout, même la lecture du Compère Mathieu; il me prit la main et me conduisit au réfectoire. Assembler tous les frères, faire chercher mon père dans la ville et le trouver, fut l'affaire d'un moment. Ce don Sizan était un homme d'une stature colossale, homme d'esprit, très violent; je l'entends encore prêcher contre le philosophisme. Sa hadura au moins une heure; la colère l'étouffait, il s'assit en criant: «< Tout est perdu! » Mon père, qui ne manquait pas de finesse dans l'esprit, souriait; don Rousseau, qui était un homme de vingt-cinq ans alors, riait aux éclats, et les autres frères priaient Dieu. Le soir même le prieur fut frappé d'apoplexie et mourut.

rangue

Cette première scène ne me corrigea pas, je trouvai moyen de me glisser de nouveau chez le père Rousseau; j'ai eu lieu de me convaincre depuis qu'il favorisait mes larcins; je lui pris

un volume des Femmes galantes de Brantôme: ce nom de Brantôme devait me frapper; c'était le nom du couvent et de ma petite ville. Je n'entendais pas les malices de l'abbé historien; aussi m'empressai-je de montrer le volume à mon professeur le père Lestrade, qui m'expliqua ce qu'était l'historien Brantôme, en ajoutant: « Je savais bien qu'il avait écrit l'histoire de nos rois; mais j'ignorais qu'il eût fait des Femmes galantes.»

Je servais la messe de mon professeur, et le bon père prononçait l'Orate Fratres lorsque j'entendis à mes côtés quelqu'un dire qu'il y avait sur la place un vainqueur de la Bastille; je laissai le bon père, la bouche béante et la phrase en l'air, et je courus voir ce qu'on appelait un héros.1

C'était un de ces hommes qui profitent de la victoire sans avoir couru les dangers qui la procurent honorablement: grand bavard, d'un physique ignoble; mais il avait un habit d'uniforme, une cocarde tricolore, et une médaille sur laquelle était un faisceau de chaînes brisées, avec cette légende : La Liberté conquise! à l'exergue: 14 juillet 1789. Une épée surmontée d'une couronne de laurier et de chêne, avec cette inscription:

Ignorant ne datos, ne quisquam serviat enses ?

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