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dans l'église de Saint-Front. J'ai vu beaucoup de réunions semblables dans le cours de ma vie; je n'en ai point vu de plus animées et où l'on vît briller plus de véritable gaîté. La danse périgourdine, la sautierre, et surtout cette danse qu'on appelle bal, où tous les pieds frappant àla-fois à la troisième mesure, marquent le triolet où les couples, en se suivant, excitent et finissent par entraîner tous les danseurs, formaient un coup-d'oeil extraordinaire. Ce fut à ce bal qu'une grande et belle dame eut la bonté de me distin

guer, sans doute parce qu'elle m'avait aperçu

dans la compagnie du représentant; deux ans après elle voulut bien se charger de mon éduca

tion.

Périgueux, comme presque toutes les villes de France chefs-lieux de départemens, a offert, pendant le règne de la terreur, l'image d'une population en délire, travaillée par la fièvre chaude; des dénonciateurs, des victimes, des misérables qui, sous prétexte de sauver la chose publique, vengeaient leurs injures personnelles ; des filles recevant des brevets d'encouragement et même des primes pour afficher publiquement la perte de leur pudeur; des femmes d'émigrés divorçant pour épouser des roturiers beaux garçons. La nature ne perd jamais ses droits, et les

absens ont toujours tort: les grands coupables, dans ces scènes de désolation, sont morts, ou se sont convertis. Ceux qui vivent sont dévots et siégent au côté droit; et de cette manière Panglos finit par avoir raison : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.

Je ne finirai cependant pas ce chapitre sans rappeler un trait de négligence ou d'insouciance qui équivaut à un crime.

Un ecclésiastique, vieillard octogénaire, est traduit devant le tribunal de Périgueux comme prêtre insermenté; il était sourd, il répondit qu'il avait juré, et que la preuve devait être consignée sur le registre de la mairie. L'accusateur public ordonna qu'on allât vérifier le fait. Le secrétaire chargé de ce registre fit cette recherche légèrement, et répondit qu'il n'y avait rien. L'ecclésiastique fut condamné à mort et exécuté le même jour. Une heure après l'exécution, l'acte de prestation de serment fut trouvé.

Ce secrétaire de la mairie était un honnête homme, et cette cruelle inadvertance n'a peu contribué à abréger ses jours.

Laïus est mort, laissons en paix sa cendre.

VOLTAIRE.

pas

Un dernier trait, et je finis. Il n'y avait alors,

comme aujourd'hui, dans tout le département de la Dordogne, qu'un seul homme qui eût un vrai talent; c'était le jeune Moulin, avocat de la plus grande espérance: tu Marcellus eris. Il marchait sur les traces de Vergniaud : les misé rables lui coupèrent le cou!

CHAPITRE IV.

Portait sayon de poils de chèvre

Et ceinture de jonc marin.

LA FONTAINE.

QUE d'autres chantent les merveilles de la nature après l'avoir corrigée dans leurs vastes jardins, pour les rendre dignes d'un consul ou d'un tribun; je leur laisse volontiers ce plaisir. Je n'aime que la nature toute pure, mais je la veux riche, abondante, et présentant toujours à l'œil ces masses de verdure dont elle n'est jamais avare dans les beaux climats qu'elle a favorisés.

Mes goûts contrastaient singulièrement avec la position forcée où je me trouvais pendant le règne de la terreur. Il fallut me faire paysan, mais paysan tout de bon, c'est-à-dire, garder les troupeaux, labourer, et faire parfois les travaux d'un manœuvre. C'était la mode; ma mère en gémissait, ou plutôt nous en gémissions tous les deux (1). Mon père était assez indifférent sur ce

(1) Nous avions tort, ma mère et moi, car la prófession d'un bon paysan est plus honorable que la plupart

chapitre; il croyait l'époque arrivée où les beaux rêves de l'auteur d'Émile allaient s'accomplir. Pauvre Jean-Jacques, toi qui, comme le menuisier de Nevers, « n'aimais le sang qu'en la couleur des roses,» as-tu été cruellement travesti! que de folies faites en ton nom! Ils ne t'enten

de celles que j'ai vu exercer dans le cours de ma vie. Un paysan vaut mieux qu'un chambellan, qu'un vil courtisan, qu'un valet de tous les maîtres, qu'un scélérat qui vend son honneur, sa patrie, son roi, pour des cordons et de l'argent... et j'en ai tant vu!... Voilà un paysan vigneron qui pense et parle mieux qu'un prince.

« La vérité est toute à tous ce que vous connaissez » utile, bon à savoir pour un chacun, vous ne pouvez >> le taire en conscience. Jenner, qui trouva la vaccine, » eût été un franc scélérat d'en garder une heure le » secret ; et comme il n'y a point d'homme qui ne croie » ses idées utiles, il n'y en a point qui ne soit tenu » de les communiquer et répandre par tous moyens à >> lui possibles. Parler est bien, écrire est mieux, im» primer est excellente chose. Une pensée déduite en » termes courts et clairs, avec preuves, documens, exemples, quand on l'imprime, c'est la meilleure >> action, courageuse souvent, qu'homme puisse faire » au monde; car si votre pensée est bonne, on en pro» fite, mauvaise on la corrige, et l'on profite encore. »

>>

Je trouve plus de sens dans ces simples paroles que dans les discours parlementaires du prince de Galles depuis son avènement à la couronne.

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