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57.

LA FOURMI ET SES PETITS.

"Enfants, allez glaner," disait à son essaim
Une fourmi prudente autant que ménagère,
"Et profitez du temps pendant qu'il est serein;
Nous pourrions bien avoir quelque orage demain.
Oui, tout à l'heure, notre mère.

Nous avons tout le temps," répond la fourmilière ;
Mais l'on s'amuse, le temps fuit;

Et sans avoir rien fait on arrive à la nuit.

Le lendemain, la fourmi, de plus belle,

Les exhorte et les presse: "Enfants, leur cria-t-elle,
Hâtez-vous donc, les moissonneurs

Ont déjà levé la javelle,

Et je vois arriver la troupe des glaneurs,

Qui ne vous laissera que la paille en partage.

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-O mère, il fait trop chaud pour nous mettre à l'ouvrage; 15 Laissez-nous remettre à demain.

Et sans renvoyer davantage.

Comptez que nous serons aux champs de grand matin."

Mais le soleil, sorti de l'onde,

Était sur l'horizon dès longtemps arrivé

Que personne au logis n'était encore levé.

Mère fourmi faisait sa ronde.

"Quoi! vous dormez encore, enfants, et les mulots Au champ avant l'aurore ont mené tout le monde, Et vous prennent les meilleurs lots."

Cette fois l'on se presse, on court, on est en plaine;
Mais le champ dégarni d'épis

N'offre plus à l'essaim que de maigres débris.

Pour ramasser quelque chétive graine,

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Ils eurent trois fois plus de peine
Que si, dociles et soumis,

Ils eussent de leur mère écouté les avis.
Pour comble de malheur, par la grêle et la pluie
Toute la bande est assaillie;

Et chacune et chacun se sauve comme il peut ;
Mais ne s'échappe pas du naufrage qui veut;
Par la presse et le nombre en leur fuite empêchées,
Sur les flots, dans la fange on en vit des jonchées
Lutter et se débattre en vain.

Des grains charriés à la hâte
La moitié se perd en chemin ;

Le reste tout mouillé germe en grange et se gâte;
Et presque entier périt l'essaim,

15 Les uns de maladie et les autres de faim.

58.

GRENUS.

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LA GÉNISSE, LA CHÈVRE ET LA BREBIS, EN

SOCIÉTÉ AVEC LE LION.

La génisse, la chèvre, et leur sœur la brebis,

Avec un fier lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,

Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la chèvre un cerf se trouva pris.
Vers ses associés aussitôt elle envoie.

Eux venus, le lion sur ses ongles compta,

Et dit: "Nous sommes quatre à partager la proie.
Puis en autant de parts le cerf il dépeça,
Prit pour lui la première en qualité de sire.
"Elle doit être à moi, dit-il ; et la raison,
C'est que je m'appelle lion:

A cela l'on n'a rien à dire.

La seconde, par droit, me doit échoir encor:
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant, je prétends la troisième.
Si quelqu'une de vous touche à la quatrième,
Je l'étranglerai tout d'abord."

LA FONTAINE.

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59.

LE LIVRE DE LA RAISON.

Lorsque le Ciel, prodigue en ses présents,
Combla de biens tant d'êtres différents,
Ouvrages merveilleux de son pouvoir suprême,
Du Créateur l'homme reçut, dit-on,
Un livre écrit par la Sagesse même,
Ayant pour titre: LA RAISON.

Ce livre ouvert aux yeux de tous les âges,
Les devait tous conduire à la vertu ;
Mais d'aucun d'eux il ne fut entendu
Quoiqu'il contînt les leçons les plus sages.

L'enfance y vit des mots et rien de plus,
La jeunesse, beaucoup d'abus;
L'âge suivant, des regrets superflus,
Et la vieillesse en déchira les pages.

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60.

LA BESACE.

Jupiter dit un jour: "Que tout ce qui respire
S'en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur:
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur;

Je mettrai remède à la chose.

Venez, singe; parlez le premier, et pour cause :
Voyez ces animaux, faites comparaison

De leurs beautés avec les vôtres.

Êtes-vous satisfait ?-Moi, dit-il; pourquoi r.on?
IO N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres?
Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché :
Mais pour mon frère l'ours, on ne l'a qu'ébauché ;
Jamais, s'il veut me croire, il ne se fera peindre."
L'ours venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.
15 Tant s'en faut : de sa forme il se loua très fort;
Glosa sur l'éléphant, dit qu'on pourrait encor
Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles ;

Que c'était une masse informe et sans beauté.
L'éléphant étant écouté,

20 Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles :
Il jugea qu'à son appétit

Dame baleine était trop grosse.
Dame fourmi trouva le ciron trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse.
25 Jupin les renvoya s'étant censurés tous,

Du reste, contents d'eux. Mais parmi les plus fous
Notre espèce excella; car tous tant que nous sommes,
Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes.

On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.

Le fabricateur souverain

Nous créa besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui:
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.

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LA FONTAINE.

61.

LE CHAMEAU ET LE BOSSU.

Au son du fifre et du tambour,

Dans les murs de Paris on promenait un jour
Un chameau du plus haut parage;

Il était fraîchement arrivé de Tunis,
Et mille curieux, en cercle réunis,

Pour le voir de plus près, lui fermaient le passage.
Un riche, moins jaloux de compter des amis
Que de voir à ses pieds ramper un monde esclave,
Dans le chameau louait un air soumis;
Un magistrat aimait son maintien grave,
Tandis qu'un avare enchanté

Ne cessait d'applaudir à sa sobriété.

Un bossu vint, qui dit ensuite:

"Messieurs, voilà bien des propos,

Mais vous ne parlez pas de son plus grand mérite.

Voyez s'élever sur son dos

Cette gracieuse éminence ;

Qu'il paraît léger sous ce poids!

Et combien sa figure en reçoit à la fois

Et de noblesse et d'élégance!

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