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DES LETTRES

DE M. DE VOLTAIRE.

LETTRE PREMIER E.

A M. DE BORDES, à Lyon.

A Ferney, 4 de janvier.

Vous favez à préfent, mon cher Monfieur, que

l'abbé de Condillac eft reffufcité; et ce qui fait qu'il 1765. eft reffufcité, c'eft qu'il n'était pas mort. On ne pouvait s'empêcher de le croire mort, puifque M. Tronchin l'affurait. On peut douter à toute force des décifions d'un médecin, quand il affure qu'un homme est vivant; mais, quand il le dit mort, il n'y a pas moyen de douter: ainfi nous avons regretté l'abbé de Condillac de la meilleure foi du monde. On avait défefpéré de fa vie à Parme avec beaucoup de raifon, puifque M. Tronchin n'avait voir dans fa maladie. Dieu merci, voilà un phito-pu le fophe que la nature nous a confervé. Il eft bon d'avoir un loquifte de plus dans le monde, lorsqu'il y a tant d'afinistes, de jansénistes, &c. &c.

Je fuis bien aife que vous ayez vu l'Apocalypfe

1765.

d'Abauzit. On ne doutera plus, après cette preuve, que le Dictionnaire philofophique ne foit de plufieurs mains. Les articles Chriftianifme et Meie font faits par deux prêtres. L'arche eft abandonnée par les lévites.

Vous ne me parlez plus de votre comédie; elle aurait fait la clôture de mon théâtre que je vais détruire. Je fuis trop vieux pour être acteur, et les Genevois ne méritent guère qu'on leur donne du plaifir. Jean-Jacques, que vous avez fi bien réfuté, met tout en combuftion dans fa petite république; il traite le petit confeil de Genève comme il avait traité l'opéra de Paris. Il avait voulu perfuader au parterre que nous n'avions point de mufique, et il veut perfuader à la ville de Genève qu'elle n'a que des lois ridicules. Je n'ai point encore lu fon livre que les magiftrats trouvent très-féditieux, et que le peuple trouve très-bon. Diogène fut chaffé de la ville de Sinope, mais il ne la troubla pas.

Adieu, Monfieur; s'il vous prend jamais envie de venir paffer quelques jours fur les bords du lac, vous nous comblerez de joie.

Vous favez que mes yeux ne me permettent pas d'écrire de ma main. V.

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L'HONNEUR
HONNEUR que j'ai eu de vous faire ma cour
plufieurs années, vos bontés, mon refpectueux atta-
chement, me mettent en droit d'attendre de vous
autant de juftice que vous accordez de protection à
M. Rouffeau de Genève.

Il publie un livre qui jette un peu de trouble dans fa patrie; mais qui croirait que dans ce livre il excite le confeil de Genève contre moi? Il fe plaint que ce confeil condamne fes ouvrages, et ne condamne pas les miens; comme fi ce confeil de Genève était mon juge. Il me dénonce publiquement ainfi qu'un accufé en défère un autre. Il dit que je fuis l'auteur d'un libelle intitulé, Sermon des cinquante, libelle le plus violent qu'on ait jamais fait contre la religion chrétienne, libelle imprimé, depuis plus de quinze ans, à la fuite de l'Homme machine, de la Métrie.

Eft-il poffible, Madame, qu'un homme qui fe vante de votre protection, joue ainfi le rôle de délateur et de calomniateur? Il n'eft point d'excuses, fans doute, pour une action fi coupable et fi lâche;

mais quelle peut en être la caufe; la voici, 1765. Madame :

Il y a cinq ans que quelques génevois venaient chez moi représenter des pièces de théâtre ; c'est un 'exercice qui apprend à la fois à bien parler et à bien prononcer, et qui donne même de la grâce au corps comme à l'efprit. La déclamation eft au rang des beaux arts. M. d'Alembert alors fit imprimer, dans le Dictionnaire encyclopédique, un article fur Genève, dans lequel il confeillait à cette ville opulente d'établir chez elle des fpectacles. Plusieurs citoyens fe récrièrent contre cette idée; on disputa, la ville fe partagea. M. Rouffeau, qui venait de donner un opéra et des comédies à Paris, écrivit de Montmorenci contre les fpectacles.

Je fus bien furpris de recevoir alors une lettre de lui, conçue en ces termes: Monfieur, je ne vous aime point, vous corrompez ma république, en donnant chez vous des fpectacles; eft-ce-là le prix de l'afile qu'elle vous a donné?

Plufieurs perfonnes virent cette lettre singulière; elle l'était trop pour que j'y répondiffe; je me contentai de le plaindre, et même, en dernier lieu, quand il fut obligé de quitter la France, je lui fis offrir pour afile cette même campagne qu'il me reprochait d'avoir choisie près de Genève. Le même efprit qui l'avait porté, Madame, à m'écrire une lettre fi outrageante, l'avait brouillé en ce temps-là avec le célèbre médecin M. Tronchin, comme avec les autres perfonnes qui avaient eu quelques liaisons avec lui.

Il crut qu'ayant offenfé M. Tronchin et moi, nous

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