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1765.

LETTRE X C V I.

A M. LE MARQUIS DE VILLETTE.

I de septembre.

Ly a long-temps, Monfieur, que je médite de vous écrire. Le féjour de mademoiselle Clairon m'a un peu dérangé; et, après fon départ, il a fallu réparer le temps que les plaifirs avaient dérobé à ma philofophie.

Je ne connaiffais point le mérite de mademoiselle Clairon, je n'avais pas même l'idée d'un jeu fi animé et fi parfait. J'avais été accoutumé à cette froide déclamation de nos froids théâtres, et je n'avais vu que des acteurs récitant des vers à d'autres acteurs, dans un petit cercle entouré de petits-maîtres..

Mademoiselle Clairon m'a dit que ni elle ni mademoiselle Duménil n'avaient déployé l'action dont la fcène eft fufceptible, que depuis que M. le comte de Lauraguais a rendu au public, affez ingrat, le fervice de payer de fon argent la liberté du théâtre et la beauté du spectacle. Pourquoi nul autre homme que lui n'a-t-il contribué à cette magnificence néceffaire? et pourquoi ce même public s'est-il plus fouvenu de quelques fautes de M. de Lauraguais, que de fa générosité et de fon goût pour les arts? Les torts qu'un homme peut avoir dans l'intérieur de fa famille, ne regardent que fa famille; les bienfaits publics regardent tous les honnêtes gens. Alcibiade peut avoir fait quelques fottifes, mais Alcibiade a fait de belles

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choses; auffi le préfère-t-on à tous les citoyens inutiles qui n'ont fait ni bien ni mal.

Je ne fais pas encore quelle efpèce de vie vous mènerez; mais, comme je ne vous ai vu faire que des actions généreuses, comme vous avez un cœur fenfible et beaucoup d'efprit, et que par-deffus tout cela vous allez être très-riche, vous devez bien vous attendre qu'on épluchera votre conduite. Vous vous trouverez entre la flatterie et l'envie, mais j'espère que vous vous démêlerez très-habilement de l'une et de l'autre. Pardonnez à ma petite morale.

Je ne vous envoie point les verficulets faits en l'honneur de mademoiselle Clairon. On en tira quelques exemplaires; mademoiselle Clairon en emporta une moitié, mes nièces fe jetèrent fur l'autre ; je n'en ai pas à préfent, Dieu merci, une feule copie. Dès que j'en aurai recouvré une, je vous l'enverrai; mais, en vérité, ces bagatelles ne font bonnes qu'aux yeux de ceux pour qui elles font faites; elles font comme les chanfons de table, qu'il ne faut chanter qu'en pointe de vin.

Je vous remercie de toutes vos nouvelles. Souvenezvous toujours de la bonne caufe: ce n'eft pas affez d'être philofophe, il faut faire des philofophes.

Si vous voyez M. le comte de la Touraille, ne m'oubliez pas auprès de lui. Il me paraît avoir bien de la raison, de l'efprit et du goût; cela n'est pas négliger.

à

1765.

LETTRE

XCVI I.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

4 de septembre.

PREMIÈREMENT, mes divins anges fauront que

c'eft la chofe du monde la plus aifée d'envoyer au fuppliant un paquet de vers contre-figné.

Secondement, que je renverrai fur le champ en droiture, à M. le duc de Praflin, la pièce entière dûment corrigée, avec la préface honnête et modefte du petit ex-jéfuite; et, fi mes anges font contens, ils remettront le tout à le Kain, qui faifira le temps le plus favorable pour imprimer l'ouvrage à fon profit, fuppofé qu'il puiffe y avoir du profit, et que le public ne foit pas laffé de tant d'œuvres dramatiques.

Troifièmement, mes anges me permettront-ils de leur présenter la pancarte ci-jointe? M. Fabry, dont il eft question, a rendu en effet des services, en réglant les limites de la France, de la Suiffe et de Genève. Si mes anges ont la bonté de m'affurer des intentions favorables de M. le duc de Praflin, je ferai bien content, et je ferai grand plaifir à M. Fabry.

Notre résident se porte mieux, mais M. Tronchin ne croit pas qu'il en réchappe; il peut fe tromper, tout grand médecin qu'il eft. Vingt perfonnes demandent déjà cette place.

Je crois que M. le duc de Praflin eft inftruit du

mérite de M. Aflier, qui eft employé depuis long

temps. Je ne le connais pas, mais je fais qu'il eft 1765. tout-à-fait pour la bonne cause, et extrêmement circonfpect.

Je fuis extrêmement content de M. Damilaville; c'eft un homme d'une probité courageuse.

Il faut vous dire un petit mot de la vertu de Jean-Jacques Rousseau, qui eft dans un autre goût.

Il vient d'être avéré que, pour être admis à la communion des fidelles dans le village où il aboie, il a promis, par un écrit figné de fa main, qu'il écrirait contre le livre abominable d'Helvétius. Son curé, avec lequel il s'eft brouillé comme avec le refte du monde, a été obligé de faire imprimer cette belle promeffe.

Il est bien trifte, pour la philofophie, que ce miférable en ait pris le manteau pendant quelque temps; mais il ne faut pas que Platon ceffe de philofopher, parce que le chien de Diogène veut mordre; il faut vivre et mourir dans l'amour de la vérité. Je baife plus que jamais le bout des ailes de mes anges.

1765.

LETTRE XCVII I.

A M. LE COMTE D'AUTRÉ.

CE

6 de septembre.

E n'est donc plus le temps, Monfieur, où les Pythagore voyageaient pour aller enfeigner les pauvres Indiens. Vous préférez votre campagne à mes mafures. Soyez bien perfuadé que je mourrai trèsaffligé de ne vous avoir point vu. J'ai eu l'honneur de paffer quelque temps de ma vie avec madame votre mère, dont vous avez tout l'esprit avec beaucoup plus de philosophie.

Si j'avais pu vous pofféder cette automne, vous auriez trouvé chez moi un philofophe qui vous aurait tenu tête, et qui mérite de fe battre avec vous; pour moi, je vous aurais écouté l'un et l'autre, et je ne me ferais point battu; j'aurais tâché feulement de vous faire une bonne chère plus fimple que délicate. Il y a des nourritures fort anciennes et fort bonnes, dont tous les fages de l'antiquité se font toujours bien trouvés. Vous les aimez, et j'en mangerais volontiers avec vous ; mais j'avoue que mon eftomac ne s'accommode point de la nouvelle cuifine. Je ne peux fouffrir un ris de veau qui nage dans une fauce falée, laquelle s'élève quinze lignes au-deffus de ce petit ris de veau. Je ne puis manger d'un hachis compofé de dinde, de lièvre et de lapin, qu'on veut me faire prendre pour une feule viande. Je n'aime ni le pigeon à la crapaudine, ni le pain qui n'a pas de

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