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l'importunité de mes lettres. Mais, puisque vous êtes maintenant à Paris, il faut que je vous demande ma part du temps que vous avez résolu d'y perdre à l'entretien de ceux qui vous iront visiter, et que je vous dise que, depuis deux ans que je suis dehors, je n'ai pas été une seule fois tenté d'y retourner, sinon depuis qu'on m'a mandé que vous y étiez; mais cette nouvelle m'a fait connoître que je pourrois être maintenant quelque autre part plus heureux que je ne suis ici; et, si l'occupation qui m'y retient n'étoit, selon mon petit jugement, la plus importante en laquelle je puisse jamais être employé, la seule espérance d'avoir l'honneur de votre conversation, et de voir naître naturellement devant moi ces fortes pensées que nous admirons dans vos ouvrages, seroit suffisante pour m'en faire sortir. Ne me demandez point, s'il vous plaît, quelle peut être cette occupation que j'estime si importante, car j'aurois honte de vous la dire; je suis devenu si philosophe que je méprise la plupart des choses qui sont ordinairement estimées et en estime quelques autres dont on n'a point accoutumé de faire cas : toutefois, pour ce que vos sentiments sont fort éloignés de ceux du peuple, et que vous m'avez souvent témoigné que vous jugiez plus favorablement de moi que je ne méritois, je ne laisserai pas de vous en entretenir plus ouvertement quelque jour, si vous ne l'avez point désagréable: pour cette heure, je me contenterai de vous dire que je ne suis plus en humeur de rien mettre par écrit, ainsi que vous m'y avez autrefois vu disposé; ce n'est pas que je ne fasse grand état de la réputation, lorsqu'on est certain de l'acquérir bonne et grande, comme vous avez fait; mais, pour une médiocre et incertaine, telle que je la pourrois

espérer, je l'estime beaucoup moins que le repos et la tranquillité d'esprit que je possède. Je dors ici dix heures toutes les nuits, et sans que jamais aucun soin me réveille. Après que le sommeil a long-temps promené mon esprit dans des bois, des jardins et des palais enchantés où j'éprouve tous les plaisirs qui sont imaginés dans les fables, je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit; et, quand je m'aperçois d'être éveillé, c'est seulement afin que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent; car je ne suis pas si sévère que de leur refuser aucune chose qu'un philosophe leur puisse permettre sans offenser sa conscience. Enfin, il ne manque rien ici que la douceur de votre conversation; mais elle m'est si nécessaire pour être heureux que peu s'en faut que je ne rompe tous mes desseins afin de vous aller dire de bouche que je suis de tout mon cœur, etc.

A M. DE BALZAC

MONSIEUR,

15 mai 1531.

J'ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormois point lorsque j'ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici, et maintenant encore je n'ose me réjouir autrement de cette nouvelle que comme si je l'avois seulement songée; toutefois, je ne trouve pas fort étrange qu'un esprit grand et généreux comme le vôtre ne se puisse accommoder à ces contraintes serviles auxquelles on est obligé dans la cour; et, puisque vous m'assurez tout de bon que Dieu vous a

inspiré de quitter le monde, je croirois pécher contre le Saint-Esprit si je tâchois à vous détourner d'une si sainte résolution; même vous devez pardonner à mon zèle si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite et de le préférer, je ne dirai pas seulement à tous les couvents des capucins et des chartreux, où force honnêtes gens se retirent, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d'Italie, et même à ce célèbre ermitage dans lequel vous étiez l'année passée. Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités qui ne se trouvent que dans les villes; et la solitude même qu'on y espère ne s'y rencontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal qui fasse rêver les plus grands parleurs, une vallée si solitaire qu'elle puisse leur inspirer du transport et de la joie, mais malaisément se peut-il faire que vous n'ayez aussi quantité de petits voisins qui vous vont quelquefois importuner et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris au lieu qu'en cette grande ville où je suis, n'y ayant aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j'y pourrois demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées; et je n'y considère pas autrement les hommes que j'y vois que je ferois les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent; le bruit même de leur tracas n'interrompt pas plus mes rêveries que feroit celui de quelque ruisseau que si je fais

quelquefois réflexion sur leurs actions, j'en reçois le même plaisir que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure et à faire que je n'y aie manque d'aucune chose. Que s'il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers et à y être dans l'abondance jusqu'aux yeux, pensez-vous qu'il n'y en ait pas bien autant à voit venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes et tout ce qu'il y a de rare en l'Europe? Quel autre lieu pourroit-on choisir au reste du monde où toutes les commodités de la vie et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées soient si faciles à trouver qu'en celui-ci? quel autre pays où l'on puisse jouir d'une liberté si entière, où l'on puisse dormir avec moins d'inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied, exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de restes de l'innocence de nos aïeux? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l'air d'Italie avec lequel on respire si souvent la peste et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l'obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourroient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici d'avoir froid. Au reste, je vous dirai que je vous attends avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables; et, soit que vous veniez, ou que vous ne veniez pas, je serai toujours passionnément, etc.

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LE PÈRE MERSENNE, AMI ET CORRESPONDANT DE DESCARTES. Gravure de Moncornet. (Bib. Nat.).

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