comment il faut imiter les anciens. On verra qu'il pratique la règle qu'il s'est imposée lorsqu'il a dit : Mon imitation n'est pas un esclavage. Voyons d'abord comment Virgile l'a inspiré. Ces beaux vers qui terminent la fable xu du Ier livre, le Chêne et le Roseau : Le vent redouble ses efforts Et fait si bien, qu'il déracine Celui de qui la tête au ciel était voisine Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts, ne sont pas une traduction, mais une double réminiscence, car Virgile a dit dans les Géorgiques (liv. II, v. 291): Quæ quantum vertice ad auras Ætherias, tantum radice ad Tartara tendit; et dans l'Énéide (liv. IV, v. 177), en parlant de la Renommée : Ingrediturque solo, et caput inter nubila condit. Il modifie encore le texte de Virgile : Pauci quos æquus amavit Jupiter (Æn., liv. IV, v. 129), en disant : Peu de gens que le ciel chérit et gratifie. (L. IV, f. 5.) La belle expression de Virgile Luxuriem segetum tenera depascit in herba (Géorg., liv. I, v. 112) n'estelle pas merveilleusement reproduite dans ce passage: Dieu permet aux moutons De retrancher l'excès des prodigues moissons. (L. IX, f. 2.) Ne retrouve-t-on pas l'empreinte de ces vers des Géorgiques (liv. II, v. 401): Redit agricolis labor actus in orbem, dans ceux-ci (l'Homme et la Couleuvre, liv. X, f. 2). Il dit que du labeur des ans Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants, L'intraduisible frigus captabis opacum (Églog., I, v. 53) ne passe-t-il pas tout entier, expression et sentiment, dans ces vers : Ne pourrai-je jamais Loin du monde et du bruit goûter l'ombre et le frais! (L. XI, f. 4.) et ne retrouve-t-on pas, au moins en partie : dans O qui me gelidis in vallibus Hæmi Oh! qui m'arrêtera sous vos sombres asiles ! (L. XI, f, 4.) Quant au seris factura nepotibus umbram (Géorg., liv. II, v. 58), on le revoit, sans désavantage, dans Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. (L. XI, f. 8.) Les ombres qui grandissent en tombant des montagnes, à la fin de la première églogue: Majoresque cadunt altis de montibus umbræ, nous sont rendues dans Philémon et Baucis, où nous lisons : Et déjà les vallons Voyaient l'ombre en croissant tomber du haut des monts. La Fontaine a glané aussi dans Horace, car si celuici a dit (liv. I, od. 4): Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam, notre poëte exprimera la même idée non moins heureusement: Quittez le long espoir et les vastes pensées. (L. XI, f. 8.) Le Jupiter qu'Horace nous représente, cuncta supercilio movens (liv. III, od. 5), nous le revoyons dans Philémon et Baucis : Jupiter leur parut avec ces noirs sourcils Qui font trembler les cieux sur leurs pôles assis. Les fragments de Varron ont aussi fourni de beaux vers à La Fontaine : Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs, dérive de l'auteur des Satires Ménippées, qui a dit : Venti phrenetici septentrionum filii; et le début de Philémon et Baucis : Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux, vient évidemment de ces vers du même poëte : Non fit thesauris non auro pectu' solutum, La Fontaine, comme Molière, prenait son bien où il le trouvait; mais ce n'est pas le seul rapport que le fabuliste ait avec notre grand comique. Chamfort a rapproché ces deux hommes de génie, tous deux disciples de l'antiquité et de la nature, tous deux imitateurs et originaux : Molière, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue; La Fontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des grandes beautés de la comé die, les caractères. Doués tous les deux au plus haut degré du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond de nos travers et de nos faiblesses; mais chacun, selon la double différence de son genre et de son caractère, les exprime différemment. « Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme, celui de La Fontaine plus délicat et plus fin. L'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poëte comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de la société. Le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale : le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moi-même. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui; celui-là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance choquant pour la société; l'autre, avoir vu les vices comme un défaut de raison fâcheux pour nous-mêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique; après la lecture du second, je crains ma conscience. << Enfin, l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourrait devenir vicieux; corrigé par La Fontaine, il ne serait plus vicieux ni ridicule, il serait raisonnable et bon, et nous nous trouverions vertueux, comme La Fontaine était philosophe sans s'en douter. » |