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ordre, de composer pour les élèves de la maison de Saint-Cyr une tragédie sacrée qui pût offrir à ces jeunes filles un exercice de déclamation dramatique, sans exposer à aucune atteinte leurs sentiments de morale et de piété. Racine tira de la Bible l'histoire d'Esther, qui présentait quelque analogie avec la situation de madame de Maintenon, épouse de Louis XIV. Le succès de cette tentative fut complet et encouragea le poëte à un travail du même genre, qui devait être, selon l'expression · de Voltaire, le chef-d'œuvre de l'esprit humain. Athalie ne fut pas représentée, et dans le silence de la cour, qui donnait alors le signal aux acclamations de la foule, elle fut méconnue et, malgré le suffrage de Boileau, qui devançait celui de la postérité, longtemps mise à l'écart. Le jour de la justice arriva longtemps après la mort de Racine, pendant la minorité de Louis XV, enfant échappé, non pas au poignard des assassins, mais aux atteintes de la maladie qui avait frappé les fils et les petits-fils de Louis XIV.

Racine, après avoir longtemps honoré le règne de Louis XIV et vécu dans la faveur du prince, tomba en disgrâce son crime fut d'avoir été sensible aux misères du peuple, et d'avoir rédigé, sur la demande de madame de Maintenon, un mémoire destiné à éclairer l'esprit et à toucher le cœur du roi. Racine ne put supporter la froideur et le mécontentement d'un prince qu'il aimait et dont il se croyait aimé; la douleur précipita la marche d'une maladie du foie à laquelle il succomba le 21 avril 1699, après avoir donné des marques de courage et de piété sincère. Il avait demandé par son testament à être inhumé à Port-Royal des Champs, en souvenir de ses anciens maîtres, et pour effacer les dernières traces d'un dissentiment passager dont il avait regretté l'éclat et déjà réparé les torts.

Nous ne saurions mieux terminer cette esquisse que par la citation d'un passage où La Bruyère apprécie le génie de Racine en le rapprochant du maître dont il est devenu le rival.

« Racine est soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse. Si cependant il est permis de faire entre Corneille et Racine quelque comparaison, et de les marquer l'un l'autre par ce qu'ils ont de plus propre et par ce qui éclate ordinairement dans leurs ouvrages, peutêtre qu'on pourrait parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées; Racine se conforme aux nôtres. Celui-là peint les hommes comme ils devraient être; celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce qu'on admire et de ce qu'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce qu'on reconnaît dans les autres et de ce qu'on éprouve en soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus grand, de plus impérieux dans la raison, est manié par celui-là; par celui-ci, ce qu'il y a de plus tendre et de plus flatteur dans la passion. Dans l'un, ce sont des règles, des préceptes, des maximes; dans l'autre, du goût et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral; Racine est plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide. »

Britannicus.

Britannicus fut représenté en 1669, deux ans après Andromaque. Le succès de ce chef-d'œuvre n'eut point d'éclat et fut longtemps disputé; les juges instruits et délicats, capables d'en apprécier la sévère beauté, n'étaient pas en assez grand nombre pour entraîner la

foule, et d'ailleurs les partisans de Corneille se liguèrent pour le déprécier. Racine s'en offensa, et s'oublia au point de railler avec amertume Corneille lui-même1. Il est vrai qu'il s'en repentit, et qu'il supprima bientôt ces railleries. Il est vrai aussi que sa tragédie avait fini par exciter l'admiration qu'elle mérite.

C'est le treizième livre des Annales de Tacite qui a fourni le sujet de Britannicus. L'historien raconte la mort de ce jeune prince empoisonné pendant un repas auquel assistaient l'empereur Néron, Agrippine, sa mère, et sa femme Octavie, sœur de Britannicus; il attribue ce crime aux craintes de Néron, qu'Agrippine, irritée de la disgrâce de l'affranchi Pallas, avait excitées en le menaçant, s'il refusait de lui obéir, de faire valoir les droits de Britannicus, fils de Claude, à l'empire. En outre, ce jeune prince, âgé seulement de quatorze ans, avait déjà montré qu'il n'était pas insensible à l'injure qu'il recevait de l'élévation du fils d'Agrippine, et avait laissé échapper quelques marques de fierté qui pouvaient faire craindre dans l'avenir un compétiteur. Le poison commandé par l'empereur. distillé sous ses yeux et éprouvé par les soins de Locuste, avait été versé dans la coupe du prince et mêlé à son breuvage trop chaud avec l'eau destinée à le refroidir. Ni Burrhus, ni Sénèque, n'avaient connu ce projet d'empoisonnement; mais lorsqu'il fut consommé, ils continuèrent de servir Néron. Tels sont les faits fournis par l'historien au poëte, qui, sur cette donnée, a tracé comme il suit le plan de sa tragédie.

I. Agrippine, qui attend avec impatience le réveil de son fils pour lui demander compte de l'enlèvement de Junie, fiancée de Britannicus, voit enfin Burrhus sortir de la chambre de l'empereur. Elle veut y pénétrer, mais il faut attendre encore, parce que les deux consuls, introduits par une porte secrète, l'ont déjà prévenue. Alors elle accuse l'ingratitude de Néron, celle

1. Première préface de Britannicus.

même de Burrhus, qui, placé par elle auprès du jeune empereur, ainsi que Sénèque, abuse comme son collègue, et contre elle, de l'autorité qu'elle leur a déléguée. Burrhus répond avec dignité que l'empereur doit régner et que ses ministres n'ont de devoirs qu'envers Rome et lui; que la prudence commande à Agrippine de ne pas faire éclater ses ressentiments, qui avertiraient les courtisans de la quitter. Au moment où il se retire, Britannicus paraît accompagné de Narcisse; ses plaintes amènent Agrippine à lui témoigner l'intérêt qu'elle prend à sa cause. Le traître Narcisse fomente l'ambition du jeune prince et son espoir de vengeance.

II. Néron donne un ordre d'exil contre l'affranchi Pallas, dont le pouvoir appuie l'ambition d'Agrippine. Resté seul avec Narcisse, il lui avoue qu'il n'a pas vu impunément les pleurs et les charmes de Junie. Il est amoureux, mais il hésite à sacrifier Octavie, et Narcisse combat ses scrupules par les arguments familiers aux flatteurs et aux corrupteurs des princes. Cependant Junie se présente allant chez Octavie; Néron la retient, et lui déclare avec sa passion l'intention de l'épouser; il veut en outre qu'elle ôte toute espérance à Britannicus, qui va venir. Invisible et présent, il aura les yeux sur elle et sur son amant, il entendra leurs discours. En effet Britannicus arrive, et le langage de Junie, qu'il prend pour un aveu de trahison, le met au désespoir. Néron, plus clairvoyant, a compris jusque dans le silence de Junie quelle est la violence de son amour. Mais l'obstacle l'irrite sans l'arrêter: il le forcera à la manière des tyrans.

III. Burrhus annonce à Néron que Pallas obéira à l'ordre qu'il a reçu, et il essaye vainement de le détourner de son amour. Néron commence à se découvrir, et Burrhus entrevoit les fureurs auxquelles son élève va se livrer. Cependant il l'excuse encore auprès d'Agrippine, qui se plaint et menace : elle s'accusera pour perdre un fils ingrat; l'imprudent Britannicus ouvre alors son cœur à la mère de Néron, en présence de Études littéraires.

b

Narcisse, qui, maître du secret de leur intelligence, et voyant arriver Junie, court avertir l'empereur. Les deux amants peuvent enfin se voir sans témoins et s'expliquer; Britannicus tombe aux genoux de Junie, quand Néron se présente. Celui-ci raille et menace son heureux rival, qui lui rappelle fièrement que sa naissance ne l'a pas préparé à entendre un pareil langage. Néron, poussé à bout, ordonne qu'on arrête Britannicus, fait placer sa garde aux portes de l'appartement d'Agrippine et menace Burrhus lui-même, dont il va jusqu'à suspecter la fidélité.

IV. Enfin Agrippine peut voir Néron. Elle lui rappelle par quels moyens elle l'a élevé jusqu'au trône, et après avoir déroulé la série de ses bienfaits, que Néron seul ne peut appeler des crimes, elle lui demande quel en est le salaire. Le crédit de Burrhus et de Sénèque, qu'elle a tirés de l'exil pour en faire les gouverneurs de son fils, et qui l'ont supplantée, la faveur d'Othon, de Sénécion, et de ces jeunes voluptueux, compagnons de plaisir qu'on dérobe à l'œil d'une mère, Junie enlevée à Britannicus, Octavie dédaignée, Pallas banni : voilà le prix de son dévouement. Néron récrimine à son tour en alléguant l'éternelle ambition d'Agrippine et ses intrigues ouvertes en faveur de Britannicus, qu'elle voudrait élever à l'empire. Agrippine repousse victorieusement ce reproche; Néron paraît s'émouvoir, et sa mère dicte des conditions de paix qu'il feint d'accepter. Burrhus recueille ces paroles, qu'il croit sincères; il gémit en apprenant de la bouche même de Néron qu'elles cachent un piége, et profitant de cet aveu, il oppose avec tant d'éloquence l'image heureuse du passé aux misères, à la honte, aux cruautés qui attendent Néron dans la voie où il s'engage, que le tyran s'attendrit et renonce à ses projets de vengeance. Mais Narcisse vient l'avertir que Locuste a préparé le poison destiné à Britannicus. Néron lui avoue qu'on le réconcilie avec son frère; alors le traître Narcisse, avec un art infernal, réveille en lui les mauvais senti

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