Au second acte le choix de Rome est connu, et c'est alors que commence (sc. 11) à éclater l'héroïsme de l'aîné des Horaces : Quoi! s'écrie-t-il, Quoi! vous me pleureriez, mourant pour mon pays: La gloire qui le suit ne souffre point de larmes; Et je le recevrais en bénissant mon sort Si Rome et tout l'État perdaient moins à ma mort. Mais cet héroïsme touche de bien près à la férocité (sc. ) lorsque Horace, après avoir appris qu'il aura Curiace à combattre, n'en éprouve aucun regret, aucune émotion, et qu'il s'écrie : Rome a choisi mon bras, je n'examine rien. Curiace répond : Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue. « A ces mots, je ne vous connais plus — je vous connais encore on se récria d'admiration, dit Voltaire; on n'avait jamais rien vu de si sublime. Il n'y a pas dans Longin un seul exemple d'une pareille grandeur. Ce sont ces traits qui ont mérité à Corneille le nom de grand, non-seulement pour le distinguer de son frère, mais du reste des hommes. Une telle scène fait pardonner mille défauts. » Il faut avouer qu'au moins celle-là est incomparable. Il y a encore de mâles beautés et bien des traits de sentiment dans les scènes qui suivent où Camille (sc. v) et Sabine (sc. vi) font tour à tour effort sur le cœur, l'une de son fiancé, l'autre de son époux. Mais on oublie tout à la voix du vieil Horace (sc. vii) qui fait son entrée par ces nobles et familières paroles : Qu'est ceci, mes enfants ? écoutez-vous vos flammes N'entend-on pas déjà, dans ces mots simples et fiers, comme un premier grondement de cette âme de fer et de feu qui va bientôt faire explosion dans le qu'il mourút? Au début de l'acte suivant, Corneille sait encore, par un artifice heureux qui prolonge l'attente sans affaiblir l'intérêt, faire briller une lueur d'espérance parmi les angoisses de ses personnages; mais bientôt le vieil Horace annonce à ses filles que le combat est décidé; jusqu'à présent ses trois fils se sont montrés dignes de Rome et de lui: Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie: Et j'ai vu leur bonheur croitre de la moitié Ma main bientôt sur eux m'eût vengé hautement On pressent par ces paroles ce qu'éprouvera le noble vieillard en apprenant que l'un de ses fils a lâché pied; et lorsque Camille, à la nouvelle de la mort des uns et de la fuite de l'autre, s'écriera : « O mes frères ! » on ne s'étonnera pas d'entendre cette réponse : Tout beau! ne les pleurez pas tous : Deux jouissent d'un sort dont leur père est jaloux. Et l'opprobre éternel qu'il laisse au nom d'Horace. Que cela est beau! et comment imaginer que le poëte puisse s'élever au delà? C'est alors que sur cette question : « Que vouliez-vous qu'il fît contre trois? » arrive la sublime réplique Qu'il mourût ! Ou qu'un beau désespoir alors le secourût. Jamais l'honneur et le patriotisme n'ont parlé un plus noble langage. Voilà ce qui a fait dire à madame de Sévigné et ce qui fait redire après elle : « Vive donc notre vieux Corneille ! » A cette douleur du père et du citoyen devait succéder (act. IV, sc. 1) une joie aussi profonde, aussi virile. Le premier mouvement sera pour la patrie et sortira des entrailles du Romain: « Quoi! Rome donc triomphe?» Mais quels seront aussi les transports du père! quel éclat ! quelle pure et sainte ivresse ! comme la joie jaillit et déborde des profondeurs de cette âme héroïque ! O mon fils! ô ma joie! ô l'honneur de nos jours! Vertu digne de Rome et digne sang d'Horace ! Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements Hélas! cette allégresse n'aura pas d'autre éclat, car lorsque le père reverra son fils il y aura déjà une tache sur sa gloire; la rencontre de Camille, sa douleur insultante, ses bravades, ses imprécations, hyperboles de furie en démence et non d'amante irritée (act. IV, sc. v), provoquent cette violence barbare, après laquelle le malheureux père n'aura plus qu'à consoler le coupable et à le défendre de la vengeance des lois. Le vieil Horace dans ce nouveau rôle ne déploie pas moins de noblesse, d'énergie et de sensibilité. C'est toujours la même âme aux passions profondes et de trempe vigoureuse. Ce grand cœur produit naturellement l'éloquence la plus haute et la plus pénétrante; nous ne pouvons pas mieux terminer cette analyse qu'en reproduisant le passage (act. V, sc. ) le plus saillant de cet admirable plaidoyer : Lauriers, sacrés rameaux qu'on veut réduire en poudre, Qui fait choir les méchants sous la main d'un bourreau ? Qu'on voit fumer encor du sang des Curiaces, Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d'honneur Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire : Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire; Disons hardiment que ni en français, ni en aucune langue, il n'y a des vers aussi beaux, aussi fermes, aussi soutenus que toute cette tirade, et reconnaissons que si Horace n'est pas la plus régulière des tragédies de Corneille, il n'y en a pas une seule dans son théâtre qui renferme des beautés d'un ordre supérieur. Cinna. Le sujet de la tragédie de Cinna, représentée en 1639, est tiré du traité de la Clémence de Sénèque, qui donne pour date à cette aventure le séjour qu'Auguste fit dans les Gaules. Le rhéteur Dion Cassius, en rappelant le même fait, en place la scène à Rome. Cette contradiction et le silence des historiens jettent quelque doute sur la réalité de l'événement. Quoi qu'il en soit, si ce trait de sublime clémence a été imaginé par Sénèque, le chef-d'œuvre de Corneille l'a consacré : la conspiration de Cinna est désormais mieux autorisée que les histoires les plus authentiques. Sénèque raconte seulement qu'Auguste, arrivé à l'âge de quarante ans et séjournant dans la Gaule, apprenant que ses jours étaient menacés par Cinna et ses complices, en proie aux plus vives agitations, partagé entre l'idée du pardon et celle de la vengeance, cédant aux conseils de sa femme Livie, fit venir Cinną, et, après lui avoir reproché sa trahison, lui demanda son amitié et lui déféra le consulat pour la prochaine année. Cet acte de magnanimité désarma le coupable et mit ultérieurement les jours du prince à l'abri de tout attentat. Sur cette donnée du philosophe latin, le poëte français a construit la fable suivante, développée dans les cinq actes de sa tragédie : I. Émilie, fille de Toranius, une des victimes d'Octave, amante de Cinna, petit-fils de Pompée, malgré les bienfaits dont l'a comblée le triumvir devenu empereur, ne donnera sa main qu'au meurtrier d'Auguste : elle exprime, dans les beaux vers d'un monologue un peu emphatique, ses désirs de vengeance; puis, après avoir dévoilé son âme tout entière à sa confidente Fulvie, elle écoute le récit que lui fait Cinna d'une séance où les conjurés, émus par ses éloquentes invectives contre |