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tourner Rodrigue du projet de ne pas défendre sa vie contre don Sanche, va jusqu'à dire :

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

La passion l'emporte au delà de sa pensée, car elle est loin encore de consentir à devenir l'épouse de Rodrigue; mais cet aveu tire du cœur de son amant le cri sublime :

Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans,

Et tout ce que l'Espagne a produit de vaillants....

Les vers qui terminent cette belle tragédie réfutent le reproche si souvent fait à Corneille, d'avoir conclu, le jour même du meurtre du comte, l'hymen de Rodrigue et de Chimène :

Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi, Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.

Un critique distingué a peint en termes pompeux l'effet de surprise et d'admiration que dut produire sur les spectateurs la première représentation du Cid. Cette page éloquente et vraie, quoiqu'elle ne soit pas exempte d'emphase, mérite d'être citée « La scène s'ouvre : quelle surprise! quel ravissement! Nous voyons pour la première fois une intrigue noble et touchante, dont les ressorts, balancés avec art, serrent le noeud de scène en scène et préparent sans effort un adroit dénoûment : nous admirons cet équilibre des moyens dramatiques, qui, réglant la marche toujours croissante de l'action, tient le spectateur incertain entre la crainte et l'espérance, en variant et en augmentant sans cesse un intérêt unique et toujours nouveau; cette opposition si théâtrale des sentiments les plus chers et des devoirs les plus sacrés; ces combats où, d'un côté, luttent le préjugé, l'honneur, les saintes lois de la nature; de

1. Victorin Fabre, Éloge de Corneille.

Études littéraires.

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l'autre, l'amour, le brûlant amour, que la nature respectée ne peut vaincre, et que le devoir surmonte sans l'affaiblir. Subjugué par la force de cette situation, je vois tout le parterre en silence, étonné du charme qu'il éprouve, et de ces émotions délicieuses que le théâtre n'avait point encore su réveiller au fond des cœurs. Mais dans ces scènes passionnées où devient plus vive et pressante cette lutte si douloureuse de l'héroïsme de l'honneur et de l'héroïsme de l'amour; lorsque, dans les développements de l'intrigue, redoublent de violence ces combats, ces orages des sentiments opposés, par lesquels l'action théâtrale se passe dans l'âme des personnages et se reproduit dans l'âme des spectateurs.... alors, au sein de ce profond silence, je vois naître un soudain frémissement; les cœurs se serrent, les larmes coulent, et parmi les larmes et les sanglots s'élève un cri unanime d'admiration, un cri qui révèle à la France que la tragédie est trouvée! »

Horace.

Après le succès du Cid, imité de Guillen de Castro, les ennemis de Corneille lui refusaient le génie de l'invention. Pour les déconcerter, le poëte composa sur un sujet qui n'avait point encore été traité à la scène, et d'après une page de Tite-Live, la tragédie d'Horace, qu'il fit représenter en 1639 et qu'il dédia au cardinal de Richelieu. Le récit de l'historien fut pour lui le

1. Cette dédicace prouve que le cardinal, tout en stimulant les mauvaises passions des détracteurs de Corneille, lui avait laissé sur sa cassette une pension de cinq cents écus et que le poëte n'avait pas cessé d'en toucher les arrérages. L'idée de lutter contre un ministre si puissant ne pouvait pas lui venir, et il était réduit à accepter en même temps ses bienfaits et ses méchants procédés.

germe d'une des plus belles créations qui honorent le théâtre. Il faut lire au livre premier de Tite-Live cet admirable passage, et le comparer à la tragédie dont nous allons donner l'analyse. On verra ainsi quels éléments nouveaux le poëte a introduits de son fonds pour compléter l'histoire sans la dénaturer, quels caractères et quels ressorts dramatiques il a imaginés pour peindre les mœurs et pour soutenir l'intérêt.

I. Sabine, sœur des Curiaces, femme de l'aîné des Horaces, unit déjà les deux familles, qui songent encore à resserrer leurs liens par le mariage de Camille, fille du vieil Horace, avec l'un des Curiaces. Ce personnage, de l'invention de Corneille, ouvre la scène par des confidences sur l'état de son âme partagée entre son amour pour Albe, où elle est née, et son attachement pour Rome, où elle est mariée. La guerre entre ces deux villes lui déchire le cœur; elle fait des vœux pour la grandeur de Rome, mais elle ne voudrait pas que cette grandeur fût achetée au prix de la liberté de sa ville natale, « d'Albe, son cher pays et son premier amour.» La fiancée de Curiace, Camille, vient à son tour exposer ses craintes, exprimer son amour et dévoiler la violence de ses passions; elle continue ainsi l'exposition, que termine l'arrivée imprévue de son amant, qui vient d'entrer dans Rome à la faveur d'une trêve conclue entre les deux peuples. C'est lui qui raconte, d'après Tite-Live, comment le dictateur d'Albe, Métius Suffétius, et le roi de Rome, Tullus Hostilius, du consentement des deux armées, sont convenus de s'en remettre au sort d'un combat singulier entre trois guerriers de chaque nation, pour décider qui doit l'emporter d'Albe ou de Rome. A ce moment, les deux fiancés ne prévoient pas d'obstacle à leur union, que la guerre a trop longtemps traversée.

II. Rome a fait son choix, qui est tombé sur les trois Horaces. Curiace complimente le héros dont il doit bientôt épouser la sœur de cet honneur qui rejaillira sur lui-même; toutefois la défaite d'Albe, qui lui paraît

assurée puisque Rome sera défendue par Horace, l'afflige et le trouble. Horace se défend de ces éloges avec modestie; mais quelle que soit l'issue du combat, il ne la redoute pas, car s'il est doux de vaincre pour sa patrie, il est toujours honorable de mourir pour elle. C'est alors qu'on vient apprendre à Curiace qu'Albe l'a désigné, lui et ses deux frères, pour lutter contre les Horaces. Curiace maudit avec désespoir le funeste honneur qui lui est fait il frémit, il s'indigne; Horace ne voit que la gloire et le devoir. L'Albain n'hésite pas; mais tout en acceptant le sacrifice qui lui est imposé, il en gémit, tandis que le Romain ferme tout accès à la douleur et à la tendresse. Pour lui, la patrie brise tous les liens de la famille. Le contraste de ces sentiments exprimés en vers sublimes produit une des plus belles scènes qui soient au théâtre. Les deux héros vont avoir à soutenir les assauts de la tendresse d'une amante et de l'héroïsme d'une femme. Camille demande en vain à Curiace l'abandon d'un devoir rigoureux : elle l'émeut sans le séduire; en vain la généreuse Sabine réclame l'honneur d'être immolée la première, pour que sa mort rompe les liens de famille entre les rivaux et les laisse sans déchirement au service de leur patrie ce noble caprice de tendresse et d'héroïsme, capable seulement de frapper l'imagination et d'étonner les cœurs, ne change rien aux résolutions prises en vue du devoir et de la patrie, et eussent-elles été ébranlées, le vieil Horace qui survient les aurait raffermies par sa présence et par ses paroles.

III. A la voix du vieil Horace, les guerriers sont partis pour le combat; les femmes, demeurées seules dans la maison où elles sont gardées, se livrent à leur douleur. Sabine vient d'exprimer ses angoisses dans un long monologue, lorsque sa confidente lui rend quelque espérance par l'annonce du soulèvement des armées qui n'ont point permis que de tels amis en vinssent aux mains pour la cause commune: elles ont demandé ou la bataille ou d'autres champions; on a

résolu de consulter les dieux, et, en attendant leur réponse, le combat est différé. Sabine espère que les dieux ne l'autoriseront pas; Camille est moins confiante, et l'événement donne raison à ses craintes. En effet, le vieil Horace apporte bientôt de fâcheuses nouvelles les entrailles des victimes ont confirmé les choix d'Albe et de Rome; les Horaces et les Curiaces sont aux prises; l'anxiété étreint de nouveau les âmes. Julie, une faible femme, accourt éperdue; elle a vu du haut des murs la mort de deux des Horaces et la fuite de l'autre, l'époux de Sabine. C'est alors qu'éclatent la douleur et l'indignation du vieil Horace. Son fils ne devait pas fuir, il lui fallait combattre seul contre trois, imiter ses frères et mourir, et retarder ainsi, ne fût-ce que de quelques instants, la défaite de Rome, et surtout, en sauvant l'honneur de son nom, écarter la honte du front de son vieux père. Le génie de Corneille a tiré de cette situation la scène la plus sublime qui ait jamais été composée. En aucun lieu, en aucun temps, la force de l'âme humaine n'a éclaté avec autant d'énergie et de noblesse. Cette scène unique termine le troisième acte de la tragédie.

IV. Le vieil Horace est toujours sous le coup de la fuite de son fils et de la défaite de Rome; sa grande âme, toujours intrépide, ne peut pas être consolée. Il ne comprend rien aux hommages et aux félicitations que lui apporte de la part du roi le chevalier romain Valère. Enfin tout s'éclaircit, et sa joie de père et de Romain éclate en sublimes transports lorsqu'il sait enfin que la fuite d'Horace était une ruse de guerre qui lui a procuré la victoire sur ses trois rivaux : ainsi son fils est vivant; il est comblé de gloire, et Rome triomphe. Mais cette joie si pure et si noble ne sera pas de longue durée, car le vainqueur, en reparaissant avec les trophées de sa victoire, rencontre Camille, sa sœur, et cette amante irritée, veuve avant l'hymen, tout entière à son ressentiment, insulte son frère, le met hors de lui par la violence de ses imprécations et le pousse au

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