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Le corps de l'ouvrage se compose d'une suite de chapitres, dont les vingt-quatre premiers, qui contiennent la série des faits historiques, sont des modèles de narration élégante et rapide. Il faut au moins en citer quelques passages pour donner une idée de cette manière aisée, naturelle, de cette bonne grâce facile et lumineuse. Si Voltaire n'a pas toujours la gravité de l'historien, du moins n'a-t-il jamais la pesanteur qui est le défaut des écrivains trop graves. Voici par exemple (ch. II), en quelques traits nets et justes, une belle esquisse des institutions de la Hollande et du caractère de ses habitants : « Ce petit État des sept Provinces« Unies, pays fertile en pâturages, mais stérile en grains, malsain, et presque submergé par la mer, était depuis "environ un demi-siècle un exemple presque unique « sur la terre de ce que peuvent l'amour de la liberté « et le travail infatigable. Ces peuples, pauvres, peu « nombreux, bien moins aguerris que les moindres mi<< lices espagnoles, et qui n'étaient comptés encore pour << rien dans l'Europe, résistèrent à toutes les forces de « leur maître Philippe II, éludèrent les desseins de plu«sieurs princes qui voulaient les secourir pour les as<< servir, et fondèrent une puissance que nous avons « vue balancer le pouvoir de l'Espagne même. » On pourrait comparer à ce passage un tableau non moins frappant, mais plus oratoire, qu'on trouvera dans le Prince de Balzac, et qui présente les mêmes considérations sur ce petit peuple qui doit tout à ses propres efforts, même son territoire.

Prenons un exemple de narration historique, et choisissons un sujet traité oratoirement par Bossuet; nos lecteurs auront l'occasion de comparer ainsi deux morceaux de différent genre, et de saisir plus facilement dans ce rapprochement les vraies conditions du

querelles religieuses qui ont troublé, sous ce règne, la paix de l'Église. Ce retranchement réduit à trente-quatre le nombre des chapitres.

récit historique et du récit oratoire. Il s'agit de la bataille de Rocroy. Après la page sublime de Bossuet, il y a place encore pour le tableau tracé avec une noble familiarité par Voltaire (ch. III) : « On remarque que « le prince, ayant tout réglé le soir, veille de la bataille, << s'endormit si profondément qu'il fallut le réveiller « pour combattre : on conte la même chose d'Alexandre. « Il est naturel qu'un jeune homme, épuisé des fatigues " que demande l'arrangement d'un si grand jour, tombe << ensuite dans un sommeil plein; il l'est aussi qu'un (( génie fait pour la guerre, agissant sans inquiétude, « laisse au corps assez de calme pour dormir. Le prince « gagna la bataille par lui-même, par un coup d'œil qui « voyait à la fois le danger et la ressource, par son « activité exempte de trouble, qui le portait à propos à « tous les endroits. Ce fut lui qui, avec de la cava« lerie, attaqua cette infanterie espagnole jusque-là « invincible, aussi forte, aussi serrée que la phalange << ancienne si estimée, et qui s'ouvrait avec

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agilité que la phalange n'avait pas, pour laisser partir « la décharge de dix-huit canons qu'elle renfermait au << milieu d'elle le prince l'entoura et l'attaqua trois « fois. A peine victorieux, il arrêta le carnage; les « officiers espagnols se jetaient à ses genoux, pour « trouver auprès de lui un asile contre la fureur du « soldat vainqueur : le duc d'Enghien eut autant de soin « de les épargner qu'il en avait pris pour les vaincre. » L'orateur et l'historien ont pris l'un et l'autre le ton qu'il convenait de prendre et suivi la loi du genre qu'ils traitaient. Tous deux sont maîtres dans leur art, et ils ont également atteint le but dans un même sujet par des moyens divers.

Voici maintenant une scène de la Fronde où l'on trouvera ce même naturel qui est le charme suprême de la prose de Voltaire (ch. IV): • Pendant la nuit qui << suivit l'émeute, la reine faisait venir environ deux << mille hommes de troupes, cantonnées à quelques « lieues de Paris, pour soutenir la maison du roi. Le

« chancelier Séguier se transportait déjà au parlement, « précédé d'un lieutenant et de plusieurs hoquetons, « pour casser tous les arrêts, et même, disait-on, pour « interdire ce corps. Mais, dans la nuit même, les factieux s'étaient assemblés chez le coadjuteur de Paris, si fameux sous le nom de cardinal de Reiz, et « tout était disposé pour mettre la ville en armes. Le « peuple arrête le carrosse du chancelier et le renverse: <«< il put à peine s'enfuir avec sa fille, la duchesse de « Sully, qui, malgré lui, l'avait voulu accompagner; «< il se retire en désordre dans l'hôtel de Luynes, pressé « et insulté par la populace. Le lieutenant civil vient le prendre dans son carrosse et le mène au Palais-Royal, « escorté de deux compagnies de Suisses et d'une « escouade de gendarmes le peuple tire sur eux; quelques-uns sont tués, la duchesse de Sully est «blessée au bras. Deux cents barricades sont formées <«<en un instant. On les pousse jusqu'à cent pas du « Palais-Royal. Tous les soldats, après avoir vu tomber quelques-uns des leurs, reculent et regardent faire les a bourgeois. Le parlement en corps marche à pied vers << la reine, à travers les barricades qui s'abaissent de<< vant lui, et redemande ses membres emprisonnés. La << reine est obligée de les rendre; et par cela même elle «< invite les factieux à de nouveaux outrages. » Ici, par un procédé très-habile et familier à Voltaire, une simple réflexion, jetée en passant et comme à la dérobée, a plus d'effet et autant de portée qu'une dissertation sur les inconvénients de la faiblesse et des contradictions dans les affaires d'État.

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On a souvent tracé le portrait du cardinal de Retz, et nous avons nous-même cité plus haut celui que Bossuet a placé dans l'oraison funèbre de Michel Le Tellier. Voltaire, après Bossuet, esquisse la même physionomie avec plus de vérité et de simplicité; mais Bossuet est orateur et panégyriste, Voltaire est historien: ils ne doivent pas procéder de la même manière; le ton et la couleur diffèrent selon les genres. Voici le passage de

Voltaire (ch. IV): « Cet homme singulier est le pre« mier évêque en France qui ait fait une guerre civile « sans avoir la religion pour prétexte. Il s'est peint lui« même dans ses Mémoires, écrits avec un air de gran« deur, une impétuosité de génie et une inégalité qui << sont l'image de sa conduite. C'était un homme qui, « du milieu des désordres, prêchait le peuple et s'en « faisait idolâtrer. Il respirait la faction et les complots; « il avait été, à l'âge de vingt-trois ans, l'âme d'une << conspiration contre la vie de Richelieu; il fut l'auteur « des barricades; il précipita le parlement dans les « cabales et le peuple dans les séditions. Son extrême « vanité lui faisait entreprendre des crimes téméraires, << afin qu'on en parlât. » Il faut lire dans le chapitre IX le récit de la conquête de la Franche-Comté, qui est un modèle achevé. La partie narrative de l'ouvrage abonde en beautés du même genre, et nous pourrions y faire une riche moisson.

Les dix derniers chapitres, consacrés aux anecdotes, à l'administration, aux lettres et aux beaux-arts, présentent isolément un grand intérêt et attestent l'étendue et la variété des connaissances de l'historien et sa compétence sur bien des points, mais n'ont aucun lien commun et forment un épilogue beaucoup trop long. Quoi qu'il en soit, aucune lecture n'est plus attrayante, et malgré les imperfections qui le déparent, le Siècle de Louis XIV n'en demeure pas moins un des plus beaux et des plus durables monuments de notre littérature.

ÉTUDES LITTÉRAIRES.

POETES.

CORNEILLE.
(1606-1684.)

Pierre Corneille, à qui la postérité a donné le nom de Grand, pour le distinguer, dit Voltaire, non de son frère1, mais du reste des hommes, naquit à Rouen le 6 juin 1606 et mourut à Paris dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684. Né sous Henri IV, il vit la mort de Louis XIII et quarante années du règne de Louis XIV. Après de fortes études faites au collége des jésuites dans sa ville natale, il débuta au barreau sur les traces de son père, avocat à la table de marbre. On ignore s'il y réussit, mais il est certain qu'il ne tarda pas à négliger la plaidoirie pour le théâtre. A vingttrois ans, il fit représenter sa première comédie, Mélite, en 1629, et non en 1625, comme l'a dit Fontenelle, par une erreur que les biographes à la suite reproduisent

1. Thomas Corneille, poëte dramatique, né en 1625, mort en 1709. Ses meilleures pièces sont le comte d'Essex et Ariane, qu'on réimprime encore aussi bien que le Festin de Pierre, mis en vers d'après la prose de Molière. Son plus grand succès fut celui de Timocrate, qui eut quatre-vingts représentations consécutives. On a joué longtemps son Baron d'Albicrac, comédie bouffonne en cinq actes et en vers. Il succéda à son frère, comme membre de l'Académie française, en 1685.

Études littéraires.

bi

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