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manière absolue; il peut et il doit s'enrichir du passé qu'on a trop dédaigné. « Notre langue manque d'un « grand nombre de mots et de phrases: il me semble « même qu'on l'a gênée et appauvrie depuis environ « cent ans en voulant la purifier...; le vieux langage se « fait regretter, quand nous le retrouvons dans Marot, « dans Amyot. Il avait je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné. On a retran« ché, si je ne me trompe, plus de mots qu'on n'en a « introduit; d'ailleurs je voudrais n'en perdre aucun et « en acquérir de nouveaux. Je voudrais autoriser tout « terme qui nous manque, et qui a un son doux sans ་ danger d'équivoque. »

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Après ces réflexions si justes sur la langue, Fénelon propose ses idées sur la rhétorique. Selon lui, une bonne rhétorique se composerait d'un choix de préceptes tirés d'Aristote, Cicéron, Quintilien, Lucien, Longin : « En ne prenant que la fleur de la plus pure antiquité, on ferait un ouvrage court, exquis et déli<«< cieux. » Quitte envers la rhétorique par ce conseil, qui a été suivi de nos jours', Fénelon aborde l'éloquence elle-même; il prouve facilement que malgré l'unité de la pensée humaine, partout la même, les nations sont plus ou moins heureusement douées pour l'éloquence, et placées dans des conditions plus ou moins favorables par la nature des institutions politiques. La liberté, qui inspirait la Grèce et Rome, manque aux peuples modernes; le barreau, qui ne conduit plus à la tribune, n'est désormais qu'une arène de chicane, et non un gymnase de noble éloquence. La chaire elle-même, seul refuge d'indépendance et de grandeur, cède à la contagion du bel esprit, et songe plus à plaire qu'à convaincre et à émouvoir. Fénelon résume admirablement sa pensée sur l'éloquence. « Il ne faut pas « faire à l'éloquence le tort de penser qu'elle n'est « qu'un art frivole, dont un déclamateur se sert pour

1. J. V. Le Clerc, Rhétorique.

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imposer à la faible imagination de la multitude et « pour trafiquer de sa parole; c'est un art très-sérieux, qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, « à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger « les délibérations publiques, à rendre les hommes «< bons et heureux. » Il ajoute ces belles paroles, dont toute âme humaine doit se pénétrer de bonne heure, et qu'on ne doit jamais oublier : « L'homme digne « d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que << pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et << la vertu. »

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Les idées indiquées dans le projet de poétique ne sont pas moins morales : « Autant, dit Fénelon, on << doit mépriser les mauvais poëtes, autant doit-on << admirer et chérir un grand poëte, qui ne fait point << de la poésie un jeu d'esprit pour s'attirer une vaine « gloire, mais qui l'emploie à transporter les hommes << en faveur de la sagesse, de la vertu et de la religion. » Rien n'est plus vrai. Mais le critique se montre moins judicieux que le moraliste lorsque, après avoir dit que << notre versification perd plus qu'elle ne gagne par les rimes,» il ajoute qu'il n'a garde de les vouloir abolir, parce que sans elles notre versification tomberait. En effet, si la rime soutient notre versification, il est clair qu'elle y sert plus qu'elle ne nuit. On peut dire que nos poëtes ont un instrument plus rebelle à manier que n'avaient les Grecs et les Romains, favorisés par l'accent, par la durée variable des syllabes, par la facilité et la grâce des enjambements, par le son musical des mots; mais c'était une raison d'admirer davantage des poëtes qui, tels que Racine et La Fontaine, ont souvent égalé l'harmonie et l'aisance des anciens. Fénelon a ses raisons personnelles de préférer la prose. Il est dans le vrai lorsqu'il regrette que les inversions, qui tiennent l'esprit attentif et en suspens dans les langues de l'antiquité, soient si peu nombreuses et d'un usage si périlleux dans la nôtre. Au reste, la préférence qu'il accorde sur ce point aux poëtes latins

amène des citations heureusement choisies, dont les beautés sont analysées, ou plutôt senties, avec une délicatesse de goût et une vérité d'émotion qui charment le lecteur : «< Malheur, s'écrie-t-il, à ceux qui « ne sentent pas le charme de ces vers: Fortunate « senex, etc.... »

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Fénelon se montre sévère pour le théâtre, même tragique « Je ne souhaite point, dit-il, qu'on perfectionne « les spectacles, où l'on ne représente les passions « corrompues que pour les allumer. » Cela est juste; mais, au lieu d'impliquer Racine et Corneille même dans cette sentence, il aurait fallu les louer d'avoir épuré la peinture des passions en cela, ils avaient été les précurseurs de l'auteur du Télémaque. Le reproche de faste et d'enflure est plus juste envers Corneille, qui le mérite, surtout au début de Cinna et de Pompée. Il convenait de rappeler au naturel et à la simplicité notre théâtre tragique, qui s'en est trop écarté. Fénelon blâme encore, et non sans raison, la pompe et les dimensions du récit de la mort d'Hippolyte.

Le projet d'un traité sur la comédie n'offre pas de règles sur ce genre étranger aux habitudes de Fénelon. Il se contente d'apprécier Plaute, qu'il juge sévèrement, sur l'autorité d'Horace; Térence, dont il goûte l'élégance et surtout la sensibilité; Molière, qu'il admire pour son génie, mais qu'il critique, pour le style, après La Bruyère, et pour le bas comique après Boileau.

Fénelon donne d'excellents préceptes sur la manière de composer et d'écrire l'histoire; seulement il a tort de dire que l'historien ne doit être d'aucun temps ni d'aucun pays, l'impartialité qui lui est commandée n'étant pas l'impassibilité. Mais quoi de plus vrai et de plus utile que la recommandation de retrancher toute << dissertation où l'érudition d'un savant veut être éta«<lée? » quoi de plus sensé que le conseil d'éviter « les « minuties qui ne font qu'interrompre, qu'allonger, que

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« faire une histoire, pour ainsi dire, hachée en petits « morceaux et sans aucun fil de vive narration? » Voici encore des règles qu'on ne saurait trop méditer si on veut écrire l'histoire avec succès : « L'historien doit « embrasser et posséder toute son histoire il doit la « voir tout entière comme d'une seule vue: il faut « qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les côtés << jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai point de vue. » Et pour l'ordre des faits : « L'historien qui a un vrai génie «< choisit sur vingt endroits celui où un fait sera mieux << placé pour répandre la lumière sur tous les autres. « Souvent un fait montré par avance de loin débrouille « tout ce qui le prépare. » Pour la sobriété du style : « Un historien doit retrancher beaucoup d'épithètes superflues et d'autres ornements du discours: par ce << retranchement, il rendra son histoire plus vive, plus << courte, plus simple et gracieuse. » Il remarque encore que « le point le plus nécessaire et le plus rare pour << un historien est qu'il sache exactement la forme du << gouvernement et le détail des mœurs de la nation << dont il écrit l'histoire pour chaque siècle. » En effet, « un peintre qui ignore ce qu'on nomme il costume ne << peint rien avec vérité. »

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Dans la dernière partie de cette lettre si instructive et si attachante, Fénelon intervient en médiateur entre les partisans idolâtres de l'antiquité et les champions aveugles des modernes. Il fait, sans paraître y songer, la leçon à Dacier et à Lamotte, égarés l'un et l'autre aux extrémités opposées, pendant que Fénelon se place au milieu et donne la preuve de force que demande Pascal, en remplissant l'entre-deux. Rien de plus sensé, de plus vrai que les sentiments de Fénelon, disciple intelligent de l'antiquité et maître à son tour.

Dialogues sur l'éloquence.

Longtemps avant d'écrire cette lettre à l'Académie, qui fait voir ce que Fénelon avait conservé de fraîcheur et de grâce dans sa vieillesse, il avait, jeune encore, composé sur l'éloquence trois dialogues qui montrent combien avait été précoce la maturité de son génie, familiarisé de bonne heure avec les chefsd'œuvre de l'antiquité.

Ces dialogues, qui sont sans contredit la meilleure rhétorique que nous possédions, rappellent la manière de Platon et de Cicéron, et ils exposent les idées de ces grands hommes sur l'art oratoire.

Trois interlocuteurs, de caractère et de principes différents, prennent part à ce débat. L'un d'eux, désigné par la lettre B, est un bel esprit qui s'est laissé séduire aux faux brillants des orateurs à la mode. Celui que désigne la lettre C paraît ennemi de tout ornement et pousse la sévérité jusqu'à la rudesse. A, c'est l'auteur lui-même, les ramène tous deux, à force de bon sens, d'adresse et de courtoisie, à reconnaître quelle est la véritable nature et le but de l'éloquence.

Le premier dialogue, qui sert d'introduction aux deux autres, s'attaque d'abord aux prédicateurs mondains et beaux esprits qui ne songent qu'à briller, et qui veulent avant tout se faire applaudir pour arriver à la célébrité et gagner des bénéfices. Fénelon y raille agréablement ce sermonnaire à la mode qui, le jour des Cendres, sur ce texte du psalmiste: Cinerem tanquam panem manducabam, avait pensé faire un chef-d'œuvre de division par ces trois antithèses : « Cette cendre, quoiqu'elle << soit un signe de pénitence, est un principe de félicité; « quoiqu'elle semble nous humilier, elle est une source « de gloire; quoiqu'elle représente la mort, elle est un « remède qui donne l'immortalité. » Il est sans pitié pour ce jeu d'esprit, dont il montre la fausseté préten

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