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L'ABENAKI.

91. PENDANT les dernières guerres de l'Amérique, une troupe de sauvages Abénakis défit1 un détachement anglais; les vaincus ne purent2 échapper à des ennemis plus légers qu'eux à la course, et acharnés3 à les poursuivre; ils furent traités avec une barbarie dont il y a peu d'exemples, même dans ces contrées.

Un jeune officier anglais, pressé par deux sauvages qui l'abordaient la hache levée, n'espérait plus se dérober à la mort. Il songea seulement à vendre chèrement sa vie. Dans le même temps, un vieux sauvage, armé d'un arc, s'approche de lui et se dispose à le percer d'une flèche; mais après l'avoir ajusté, tout d'un coup il abaisse son arc, et court se jeter entre le jeune officier et les deux barbares qui allaient le massacrer; ceux-ci se retirèrent avec respect.

Le vieillard prit l'anglais par la main, le rassura par ses caresses, et le conduisit à sa cabane, où il le traita toujours avec une douceur qui ne se démentit jamais; il en fit moins son esclave que son compagnon; il lui apprit la langue des Abénakis, et les arts grossiers en usage chez ces peuples. Ils vivaient fort contents l'un de l'autre." Une seule chose donnait de l'inquiétude au jeune anglais : quelquefois le vieillard fixait les yeux sur lui, et après l'avoir regardé, il laissait tom ber des larmes.

Cependant, au retour du printemps, les sauvages reprirent les armes, et se mirent en campagne.

Le vieillard qui était encore assez robuste pour supporter les fatigues de la guerre, partit avec eux, accompagné de son prisonnier.

1. Défit, perf. of défaire.

2. Purent, perf. of pouvoir.

3. Acharnés, relentless.

4. L'abordaient, etc., were approaching him with lifted hatchet.

5. Allaient, were going.

6. Ne se démentit jamais, never failed.
7. L'un de l'autre, with each other.
8. Reprirent, from reprendre.

Les Abénakis firent une marche de plus de deux cents lieues à travers les forêts; enfin, ils arrivèrent à une plaine où ils découvrirent un camp d'anglais. Le vieux sauvage le fit voir1 au jeune homme en observant sa contenance.

Voilà tes frères, lui dit-il, les voilà qui nous attendent pour nous combattre. Ecoute; je t'ai sauvé la vie, je t'ai appris à faire un canot, un arc, des flèches, à surprendre l' orignal3 dans la forêt, à manier la hache et à enlever la chevelure à l'ennemi. Qu'étais-tu, lorsque je t'ai conduit dans ma cabane? tes mains étaient celles d'un enfant, elles ne servaient ni à te nourrir, ni à te défendre; ton âme était dans la nuit, tu ne savais rien; tu me dois tout; seras-tu assez ingrat pour te réunir à tes frères et pour lever la hache contre nous ?

92. L'anglais protesta qu'il aimait mieux perdre mille fois la vie, que de verser le sang d'un Abénaki.

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Le sauvage mit les deux mains sur son visage en baissant la tête; et après avoir été quelque temps dans cette attitude, il regarda le jeune anglais, et lui dit d'un ton mêlé de tendresse; As-tu un père? Il vivait encore, dit le jeune homme, lorsque j'ai quitté ma patrie. Oh! qu'il est matheureux! s'écrie le sauvage; et, après un moment de silence, il ajouta; Sais-tu que j'ai été père? Je ne le suis plus. J'ai vu mon fils tomber dans le combat, il était à mon côté, je l'ai vu mourir en homme; il était couvert de blessures quand il est tombé.8 Mais je l'ai vengé! Il prononça ces mots avec force. Tout son corps tremblait. Il était presque étouffé des gémissements qu'il ne voulait pas laisser échapper. Ses yeux étaient égarés, ses larmes ne coulaient pas. Il se calma peu à peu, et se tournant vers l'orient où le soleil allait1o se lever, il dit au jeune anglais: Vois-tu ce beau ciel resplendis

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1. Le fit voir, etc., (made see it to the 6. Je ne le suis plus, I am (it) so no young man,) pointed it out to the young man.

2. Voilà, etc., there are thy brethren, said he, there are they, etc.

3. L'orignal, the elk.

4. Il vivait encore, he was still living. 5. Qu'il est, etc., how unhappy he is!

more.

7. En homme, as a man.

8. Est tombé, fell; tomber commonly takes être for its auxiliary.

9. Egarés, wandering.

10. Allait, etc., was going to rise.

sant de lumière? As-tu du plaisir à le regarder? Oui, dit l'anglais, j'ai du plaisir à regarder ce beau ciel. Eh bien!— je n'en ai plus, dit le sauvage, en versant un torrent de larmes. Un moment après, il montre au jeune homme un manglier qui était en fleurs. Vois-tu ce bel arbre, lui dit-il? as-tu du plaisir à le regarder? Oui, j'ai du plaisir à le regarder. Je n'en ai plus, reprit le sauvage avec précipitation; et il ajouta tout de suite. Pars,' va2 dans ton pays, afin que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil qui se lève, et les fleurs du printemps.

A. M. DE COULANGES.

93. Je m'en vais vous mander la chose la plus etonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui, la plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste; une chose que nous ne pouvons croire à Paris, comment la peut-on croire à Lyons? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville; une chose enfin qui se fera3 dimanche; où ceux qui la verront croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinez-la; je vous donne en trois." Jetezvous votre langue aux chiens?

1. Pars, imperative of partir.
2. Va, imperative of aller.
3. Nous mander, to write you.

4. N'est-il pas juste, is not exact.
5. Se fera, will take place.

la

6. Avoir la berlue, that they have dimness of sight.

7. Je vous le donne en trois, (I give it to you in three,) I give you three guesses.

Hé bien! il faut donc vous le dire: M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui. Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner! c'est madame de la Vallière. Point du tout, vous êtes bien provinciale! Ah, vraiment nous sommes bien bêtes! dites vous, c'est mademoiselle Colbert-Encore moins. C'est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire. Il épouse dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle . . . mademoiselle... de, devinez le nom; il épouse dimanche Mademoiselle, fille de feu' Monsieur; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV.; mademoiselle d' Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier; mademoiselle d'Orléans; Mademoiselle cousine germaine du roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle le seul parti de France,2 digne de Monsieur.

...

Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-mêmes, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie,3 que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous; adieu. Les lettres qui seront portées par cet ordinaire, vous feront voir si nous disons vrai ou non.

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LE CHIEN DE BRISQUET.

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94. LE chien de Brisquet? Hélas! ce n'est qu'un chien; mais c'est un chien, un véritable chien, dont l'histoire ne contient ni descriptions inutiles, ni discours aux périodes

1. De feu, of the late.

2. Le seul parti, the only match.

3. Voilà une belle raillerie, that is a fine

jest.

4. Ordinaire, mail.

sonores,1 ni combinaisons dramatiques, ni artifices de mots; son histoire, c'est tout bonnement l'histoire du chien de Brisquet, -et cette histoire,-la voici.2

Monseigneur,-en notre forêt de Lyons, vers le hameau de la Goupillière, tout près d'un grand puits-fontaine, il y avait un bonhomme, bûcheron3 de son état, qui s'appelait Brisquet, ou autrement le fendeur à la bonne hache, et qui vivait pauvrement du produit de ses fagots, avec sa femme qui s'appelait Brisquette. Le bon Dieu leur avait donné deux jolis petits enfants, un garçon de sept ans qui était brun, et qui s'appelait Biscotin, et une blondine5 de six ans, qui s'appelait Biscotine. Outre cela, ils avaient un chien à poil frisé, noir partout le corps, si ce n'est au museau qu'il avait couleur de feu; et c'était bien le meilleur chien du pays pour son attachement à ses maîtres.

On l'appelait la Bichonne, peut-être parce que c'était une chienne.

Vous souvenez-vous du temps où il vint tant de loups dans la forêt de Lyons? C'était dans l'année des grandes neiges, que les pauvres gens eurent si grand' peine à vivre. Ce fut une terrible désolation dans le pays. Brisquet qui allait toujours à sa besogne, et qui ne craignait pas les loups, à cause de sa bonne hache, dit un matin à Brisquette; "Femme, je vous prie de ne laisser sortir ni Biscotin, ni Biscotine, tant que M. le grand-louvetier9 ne sera pas venu. Ils ont assez de quoi1o marcher entre la butte et l'étang, depuis que j'ai planté des piquets le long de l'étang pour les préserver d'accident. Je vous prie aussi, Brisquette, de ne pas laisser sortir la Bichonne, qui ne demande qu'à trotter." Brisquet disait tous les matins la même chose à Brisquette. Un soir, il n'arriva pas à l'heure ordinaire. Brisquette venait sur le pas de la

1. Aux périodes sonores, with sounding 6. Si ce n'est, etc., except at the snout. periods.

2. La voici, this is it.

3. Bûcheron, wood-cutter.

4. A la bonne hache, with the good ax. 5. Blondine, one of fair complexion.

7. Grande sometimes omits the final e

before a consonant.

8. Besogne, work.

9. Louvetier, (public,) wolf-hunter. 10. Assez de quoi, sufficient space.

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