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avais pas la force; j'étais retombé sur le canapé, étourdi, aneanti1 de tout ce que je venais de voir et d'entendre. Je me levai, je marchai pour bien me convaincre que j'étais éveillé, que je n'étais pas sous l'influence d'un songe. En ce moment la porte du boudoir s'ouvrit, et un domestique me dit: "Voici mon maître le duc de C." Un homme d'une soixantaine d'années et d'une physionomie distinguée s'avança et, me tendant la main, me demanda pardon de m'avoir fait attendre aussi long-temps. "Je n'étais pas au château, me ditil, je viens de la ville où j'ai été consulter pour la santé du comte de C., mon frère cadet. Ses jours seraient-ils en danger? m'écriai-je. Non, monsieur, grâce au ciel, me répondit le duc mais dans sa jeunesse des idées d'ambition et de gloire avaient exalté son imagination, et une maladie fort grave qu'il a faite dernièrement, et où il a pensé périr,3 lui a laissé au cerveau une espèce de délire et d'aliénation qui lui persuade toujours qu'il n'a plus qu'un jour à vivre. C'est là sa folie."4 Tout me fut expliqué.

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Maintenant, poursuivit le duc, venons à vous, jeune homme, et voyons ce que nous pouvons faire pour votre avancement. Nous partirons à la fin du mois pour Versailles; je vous présenterai. Je connais vos bontés pour moi, monsieur le duc, et je viens vous en remercier. Quoi! auriez-vous renoncé à la cour et aux avantages que vous pouvez y attendre? Oui, monsieur. Mais songez donc que grâce à mois vous y ferez un chemin rapide, et qu'avec un peu d' assiduité et de patience vous pouvez d'ici à une dizaine d'années.... Dix années de perdues ! m'écriai-je. Eh bien! reprit-il avec étonnement, est-ce payer trop cher la gloire, la fortune, les honneurs ? . . . . 'Allons, jeune homme, nous partirons pour Versailles. Non, monsieur le duc, je repars pour la Bretagne et vous prie de recevoir tous mes remercîments et ceux de ma famille."

1. Etourdi, stunned. Anéanti, (anni. 4. Sa folie, his insanity.

hilated) confounded.

2. Qu'il a faite, which he has had.

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3. Où il a pensé périr, in which he 6. Dix années de perdues, ten years

came near dying.

lost.

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Et moi, pensant à ce que je venais d'entendre, je me dis: c'est de la raison.

Le lendemain j'étais en route, et avec quelles délices je revis mon beau château de la Roche-Bernard, les vieux arbres de mon parc, le soleil de la Bretagne! J'avais retrouvé mes vassaux, mes sœurs, ma mère, et le bonheur ! .... qui depuis ne m'a plus quitté, car huit jours après j'épousai Henriette.

LES FANTOMES.

HELAS! que j'en ai vu mourir,' de jeunes filles !
C'est le destin. Il faut une proie au trépas.

Il faut que l'herbe tombe au tranchant des faucilles;
Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles

Foulent des roses sous leurs pas.

Il faut que

ין

2

eau s'épuise à courir les vallées;
Il faut que l'éclair brille, et brille peu d'instants;
Il faut qu' Avril jaloux brûle de ses gelées
Le beau pommier, trop fier de ses fleurs étoilées,
Neige odorante du printemps.

Oui, c'est la vie. Après le jour, la nuit livide;
Après tout, le réveil infernal ou divin.

Autour du grand banquet siège une foule avide;
Mais bien des conviés laissent leur place vide,
Et se lèvent avant la fin.

Que j'en ai vu mourir ! l'une était rose et blanche;
L'autre semblait ouïr de célestes accords;

L'autre, faible, appuyait d'un bras son front qui penche,
Et comme en s'envolant l'oiseau courbe sa branche,

Son âme avait brisé son corps.

1. Que j'en ai vu mourir, etc., how ma- 2. Brûle de ses gelées, (burn) wither ny young girls I have seen die.

with his frosts.

Une, pâle, égarée, en proie au noir délire,
Disait tout bas un nom dont nul ne se souvient;
Une s'évanouit, comme un chant sur la lyre;
Une autre en expirant avait le doux sourire
D'un jeune ange qui s'en revient.2

Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées,
Alcyons engloutis avec leurs nids flottants!
Colombes, que le ciel au monde avait données!
Qui, de grâce, et d'enfance, et d'amour couronnées,
Comptaient leurs ans par leurs printemps.

Une surtout un ange, une jeune espagnole !
Blanches mains, sein gonflé de soupirs innocents,
Un œil noir, où luisaient des regards de créole,
Et ce charme inconnu, cette fraîche auréole

Qui couronne un front de quinze ans !

Elle aimait trop le bal, c'est ce qui l'a tuée.
Le bal éblouissant! le bal délicieux!
Sa cendre encor frémit, doucement remuée,
Quand dans la nuit sereine une blanche nuée
Danse autour du croissant des cieux.

Elle aimait trop le bal! Quand venait une fête,
Elle y pensait trois jours, trois nuits elle en rêvait;
Et femmes, musiciens, danseurs que rien n' arrête,
Venaient, dans son sommeil, troublant sa jeune tête,
Rire et bruire à son chevet.

Puis c'étaient des bijoux, des colliers, des merveilles
Des ceintures de moire aux ondoyants reflets;
Des tissus plus légers que des ailes d'abeilles;
Des festons, des rubans, à remplir des corbeilles;
Des fleurs à paver un palais!

1. Tout bas, in a low voice.

2. Qui s'en revient, who is returning.

La fête commencée, avec ses sœurs rieuses
Elle accourait, froissant l'éventail sous ses doigts;
Puis s'asseyait parmi les écharpes soyeuses,
Et son cœur1 éclatait en fanfares joyeuses,
Avec l'orchestre aux mille voix.

C'était plaisir de voir danser la jeune fille!

Sa basquine agitait ses paillettes d'azur ;

Ses grands yeux noirs brillaient sous la noire mantille :
Telle une double étoile au front des nuits scintille
Sous les plis d' un nuage obscur.

Tout en elle était danse, et rire, et folle joie.3
Enfant nous l'admirions dans nos tristes loisirs :
Car ce n'est point au bal que le cœur se déploie :
La cendre1 y vole autour des tuniques de soie,
L'ennui sombre autour de plaisirs.

5

Mais elle, par la valse ou la ronde emportée,
Volait, et revenait, et ne respirait pas,

Et s' enivrait des sons de la flûte vantée,
Des fleurs, des lustres d'or, de la fête enchantée,
Du bruit des voix, du bruit des pas.

Mais, hélas! il fallait, quand l'aube était venue,
Partir, attendre au seuil le manteau de satin ⚫
C'est alors que souvent la danseuse ingénue
Sentit, en frissonnant, sur son épaule nue,

7

Glisser le souffle du matin.

1. Et son cœur etc., and her heart burst 5. Mais elle, etc., but she borne away

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Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre !
Adieu, parure, et danse, et rires enfantins!
Aux chansons succédait la toux opiniâtre,

Au plaisir rose et frais, la fièvre au teint bleuâtre,
Aux yeux brillants des yeux éteints.

Elle est morte à quinze ans, belle, heureuse, adorée !
Morte au sortir d'un bal qui nous mit tous en deuil,
Morte, hélas! et des bras d'une mère égarée
La mort aux froides mains la prit toute parée,
Pour l'endormir dans le cercueil.

Pour danser d'autres bals elle était encor prête:
Tant la mort fut pressée1 à prendre un corps si beau!
Et ces roses d'un jour qui couronnaient sa tête,
Qui s'épanouissaient la veille en une fête,
Se fanèrent dans un tombeau.

Sa pauvre mère, hélas! de son sort ignorante,
Avait mis tant d'amour sur ce frêle roseau,
Et si long-temps veillé son enfance souffrante;
Et passé tant de nuits à l'endormir pleurante,
Toute petite en son berceau!

Vous toutes qu'à ses jeux2 le bal riant convie,
Pensez à l'espagnole éteinte sans retour,
Jeunes filles! Joyeuse et d'une main ravie,
Elle allait moissonnant les roses de la vie,
Beauté, plaisir, jeunesse, amour!

La pauvre enfant, de fête en fête promenée,
De ce bouquet charmant arrangeait les couleurs,
Mais qu'elle a passé vite; hélas! infortunée!
Ainsi qu' Ophélia par le fleuve entraînée,

Elle est morte en cueillant des fleurs !

1. T'ant-pressée, so much in haste. 2. A ses jeux, to sports like hers.

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