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traîner plus vite. Il interrompait quelquefois le rire épouvan table que m' offrait son visage, pour mordre cette racine avec fureur. On eût dit1 l'horrible démon de cette caverne cherchant à attirer une proie dans son palais d' abîmes et de tenèbres.

Un de mes genoux s'était heureusement arrêté dans une anfractuosité du rocher; mon bras s'était en quelque sorte noué à l'arbre qui m'appuyait, et je luttais contre les efforts du nain avec toute l'énergie que le sentiment de la conservation peut donner dans un semblable moment. De temps en temps je soulevais péniblement ma poitrine, et j'appelais de toutes mes forces, Bug-Jargal! Mais le fracas de la cascade et l'éloignement me laissaient bien peu d'espoir qu'il pût en tendre ma voix.

Cependant le nain qui ne s'était pas attendu à tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Je commençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eût duré bien moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous la raconter. Un tiraillement3 insupportable paralysait presque mon bras; ma vue se troublait; des lueurs livides et eonfuses se croisaient devant mes yeux; des tintements remplissaient mes oreilles; j'entendais crier1 la racine prête à se rompre, rire le monstre prêt à tomber, et il me semblait que le gouffre hurlant se rapprochait de moi.

....

Avant de tout abandonner à l'épuisement et au désespoir, je tentai un dernier appel: je rassemblai mes forces éteintes, et je criai encore une fois, Bug-Jargal! Un aboiement me répondit. j'avais reconnu Rask, je tournai les yeux. BugJargal et son chien étaient au bord de la crevasse. Je ne sais s'il avait entendu ma voix ou si quelque inquiétude l'avait ramené. Il vit mon danger. Tiens bon me cria-t-il. Halibrah craignant mon salut, me criait de son côté en écumant

1. On eût dit, one would have said (that 3. Tiraillement, pulling.
it was) supply, que c'était.
4. Crier, to creak.

2. Qu'il ne m'en faut, than is neces

sary to me.

de fureur: Viens donc! viens! Et il ramassait pour en finir le reste de sa vigueur surnaturelle. En ce moment, mon bras fatigué se détacha de l'arbre. C'en était fait de moi!' quand je me sentis saisir par derrière; c'était Rask. A un signe de son maître il avait sauté de la crevasse sur la plate-forme, et sa gueule me retenait puissamment par les basques de mon habit. Ce secours inattendu me sauva. Habibrah avait consumé toute sa force dans son dernier effort; je rappelai la mienne pour lui arracher ma main. Ses doigts engourdis et raides furent enfin contraints de lâcher; la racine, si long-temps tourmentée, se brisa sous son poids; et, tandis que Rask me retirait violemment en arrière, le misérable nain s'englouti2 dans l'écume de la sombre cascade, en me jetant une malédiction que je n'entendis pas, et qui retomba avec lui dans l' abîme.

LE RHÔNE ET LA SAÔNE.

ILS partirent donc ensemble, le veillard et Christophe; ils descendirent ensemble le versant3 de la montagne de Fourvières, l' un appuyé sur l'autre et causant familièrement comme de vieux amis. Arrivé au bas de la montagne, le veillard se tournant vers le jeune homme avec un doux sourire: Je sais bien où vous porte votre instinct, lui dit-il: Cette ville est moitié Saône et moitié Rhône, et vous, enfant du Rhône, vous ne demandez pas mieux que de porter vos pas sur ce bruyant rivage dont vous avez entendu le doux murmure à votre berceau. Cependant, si vous voulez y mettre un peu de bonté, nous laisserons ce soir cette eau fougueuse pour cette eau limpide qui est là-bas, et qui a nom la Saône. qui suis vieux, je préfère au flot qui gronde toujours,

1. C'en était fait de moi, it was all over 4. Bruyant, noisy. with me.

2. S'engloutit, was swallowed up. 3. Le versant, the declivity.

5. Fougueuse, impetuous.

Pour moi, cette onde

6. Qui gronde toujours, which is al

ways growling.

esse.

toujours calme et transparente. J'aime cette lenteur, j'aime ces longs circuits, j'aime tout ce rivage si tranquille. C'est là tout-à-fait la promenade d'un vieillard et d'un sage. Laissons le Rhône, le bruit, le flot violent à la jeunesse violente et bruyante. Cette eau qui court en bouillonnant, c'est la jeunCette onde qui s'en va doucement, et par le plus long chemin, à son but, c'est la vieillesse. Venez donc sur non rivage, mon enfant, et marchez sur mon sable; et d'ailleurs ce Rhône que vous regrettez, il faudra le perdre demain. Je sais déjà pour quels rivages vous partirez demain. Dites adieu à votre Rhône, adieu aussi à la Saône tranquille, vous trouverez là-bas une rivière non moins tranquille, qu'on appelle la Seine. Donc il n'est pas inutile que vous assistiez vous-même à l'étrange spectacle d' un fleuve qui coule lentement au milieu des plus vives et des plus violentes passions des hommes. Plus d'une fois, quand vous serez à Paris, vous demanderez pourquoi donc ce n'est pas l'impétuosité du Rhône qui éveille ces masses si remplies de passions de tous genres, de misères et d'ambitions de toutes sortes? Certes, à un pareil amas d' opinions et d'immondices, ce n'était pas trop d'un fleuve comme le Rhône pour les balayer chaque matin. Le sort ne l'a pas voulu. Il a placé dans les murs les plus soulevés les fleuves les plus tranquilles; il a fait naître le Rhône dans le silence. d'un glacier. La Providence a voulu sans doute que dans les villes les plus populeuses quelque chose rappelât aux hommes que la paix et le calme sont les vrais biens de l'âme. Ainsi donc, venez avec moi saluer3 mon fleuve et mon rivage, et profitons des derniers rayons du soleil.

Les rives de la Saône sont en effet d'un doux aspect et d'une grande simplicité. Vous voyez cette onde qui s'en va doucement, à l'instant même où vous venez d'entendre1 mugir le flot qui l'appelle. En même temps vous côtoyez les plus belles

1. Qui s'en va doucement, which goes 3. Venez avec moi saluer, come with me gently away. and salute.

2. Que vous assistiez, that you should 4. Où vous venez d'entendre, when vou have just ceased to hear

be present at.

campagnes. De vieux arbres s'élèvent à votre droite, chaque rocher de la rive porte à son flanc dompté une maison blanche entourée de verdure et de silence; sur le fleuve mille petites barques glissent lentement, on les prendrait de loin pour des gondoles vénitiennes, n'était1 leur blancheur et leur légèreté. Mille barques se croisent: c'est une famille qui quitte la ville et qui va chercher le repos, là-haut; femmes, enfants, jeunesse riante, vieillesse conteuse,2 le présent, l' avenir, le passé de la famille sont partis par le même flot. Ce sont des barques qui descendent chargées de fruits et de fleurs, vous les voyez qui marchent. On dirait qu'à cette heure toute la ville quitte le Rhône indomptable pour fêter l'autre fleuve. Ainsi chaque fleuve a son lot. Le Rhône, c'est l'orgueil de la ville; la Saône, c'est son bonheur; le Rhône, c'est son cheval de course ou de guerre, son cheval de parade ou de bataille; la Saône, c'est son cheval de voiture ou de labour; le Rhône, c'est le bracelet d'or de cette ville superbe; la Saône, c'est sa robe nuptiale; le Rhône, c'est la bruit, c'est la fête! la Saône, c'est le silence, c'est le travail, c'est aussi le repos. Demandez à la ville lequel de ses deux fleuves elle voudrait perdre ? Elle dira adieu en pleurant à son Rhône: adieu mon orgueil, adieu ma beauté, adieu ma parure, adieu ma jeunesse; mais enfin la ville, si elle est une ville d'affaires, comme elle l'est en effet, dira adieu à son Rhône, et la ville aura raison.

LE PÈRE DE BELLINL.

JE demandai à mon guide s'il connaissait M. Bellini père. A cette demande il se retourna vivement, et me montrant un vieillard qui passait dans une petite voiture attelée d'un cheval:-Tenez, me dit-il, le voilà qui va à la campagne.*

1. N'était, were it not for.

2. Conteuse, (narrating) garrulous.
3. Vous les voyez qui marchent, you see
them moving along.

4. Tenez, me dit-il, le voilà qui va à la campagne, see, said he to me, there he is, going to the country.

Je courus à la voiture que j'arrêtai, pensant qu'on n'est jamais indiscret quand on parle à un père de son fils, et d'un fils comme celui-là surtout. En effet, au premier mot que je lui en dis, le vieillard me prit les mains en me demandant s'il était bien vrai que je le connusse. Alors je tirai de mon porte-feuille une lettre de recommendation qu'au moment de mon départ de Paris, Bellini m' avait donnée pour la duchesse de Noya, et je lui demandai s'il connaissait cette écriture. Le pauvre père ne me répondit qu' en me la prenant des mains et en baisant l'adresse, puis, se retournant de mon côté :

Oh! c'est que vous ne savez pas, dit-il, comme il est bon pour moi! Nous ne sommes pas riches: eh bien! à chaque succès, je vois arriver un souvenir de lui, et chaque souvenir a pour but de donner un peu d' aisance et de bonheur à ma vieillesse. Si vous veniez chez moi, je vous montrerais une foule de choses que je dois à sa piété.2 Chacun de ses succès Cette traverse les mers et m'apporte un bien-être nouveau. montre, c'est de Norma; cette petite voiture et ce cheval, c'est une partie du produit des Puritains. Dans chaque lettre qu'il m' écrit, il me dit toujours qu'il viendra; mais il y a si loin de Paris à Catane, que je ne crois pas à cette promesse, et que j'ai bien peur de mourir sans le revoir. Vous le reverrez, vous.

Mais oui, répondis-je, car je croyais le revoir; et si vous avez quelque commission pour lui . . .

Non; que lui enverrai-je moi? ma bénédiction? Pauvre enfant! je la lui donne le matin et le soir. Vous lui direz que vous m'avez fait passer un jour heureux en me parlant de lui; puis, que je vous ai embrassé comme un vieil ami. Le vieillard m'embrassa.

Mais vous ne lui direz pas que j'ai pleuré. D'ailleurs, ajouta-t-il en riant, c'est de joie que je pleure. Et c'est donc vrai qu'il a de la réputation, mon fils?

1. Aisance, ease.

2. Piété filial affection.

3. J'ai bien peur, I am very much

afraid.

4. Mais, oui, yes, certainly.

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