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voir la troupe de moissonneurs rangés en file. J'écouterais leurs chansons rustiques, et leurs historiettes naïves, et leurs propos1 joyeux. Ou bien, lorsque l' automne de retour teint nos arbres de couleurs bigarrées, lorsque le chant des vendangeurs fait retentir les coteaux, je me rendrais parmi eux. Lorsque les trésors de l'automne sont recueillis, ils marchent en poussant des cris d'allégresse vers la maison où le bruit du pressoir retentit au loin. Ils se rassemblent sous le chaume3 où un repas joyeux les attend.

130. Mais lorsque des jours sombres et pluvieux, lorsque la rigueur de l'hiver et l'ardeur brûlante de l'été, m' interdiraient la promenade, je m' enfermerais dans un cabinet solitaire où je jouirais des doux entretiens de la plus illustre société, des entretiens de ces grands génies, l'honneur et la gloire de chaque siècle, qui ont versé, dans des ouvrages instructifs, les trésors de leur sagesse. Société vraiment noble! qui élève notre âme et la rétablit dans sa dignité naturelle. L'un me développerait les mœurs des nations étrangères, et les merveilles de la nature dans les nations les plus éloignées; un autre me développerait les mystères de la nature, et m' introduirait dans son laboratoire secret.5 Celui-ci m' instruirait de la constitution intérieure des nations, et de leur histoire, la honte, tout à-la-fois, et la gloire de la race humaine. Celui-là ferait connaître la grandeur et la destination de notre âme, et les charmes de la vertu. Autour de moi seraient rangés les sages et les poètes de l'antiquité.

me

Quelquefois, interrompu tout-à-coup, j' entendrais frapper" à ma porte. Quelle joie! si, au moment quelle s'ouvrirait, un ami volait dans mes bras étendus pour le recevoir. Souvent aussi, au retour de la promenade, en approchant de ma cabane solitaire, je verrais mes amis, tantôt séparés, tantôt réunis en

1. Propos, discourses.

2. Ou bien, etc., or else, when autumn returning paints our trees.

5. Dans son laboratoire secret, in his
secret laboratory.

6. Tout d-la-fois, etc., at once the shame
and the glory, etc.

3. Sous le chaume, beneath the thatch.
4. L'un me développerait, one would 7. J'entendrais frapper, I should hear

.nfold to me.

(to knock) a knocking.

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troupe, me saluer en s'avançant à ma rencontre.' Alors nous irions tous ensemble parcourir les campagnes d' alentour. Là, sans chagrin, sans humeur, nos entretiens graves, entremêles d'une plaisanterie douce, feraient couler pour nous les heures avec rapidité. L'appétit assaisonnerait les mets que nous fourniraient mon jardin, mon vivier,2 et ma nombreuse bassecour. A notre retour, nous trouverions la table servie sous une treille, ou sous une cabane de verdure, au milieu du jardin.' D'autres fois, assis sous la feuillée, au clair de la lune, nous ririons et nous causerions, ou bien nous écouterions en silence les chants mélancoliques du rossignol.

Mais quel vain songe m'occupe! Ah! depuis trop longtemps mon imagination s' égare à ta poursuite, fantôme mensonger! Chimérique souhait, je ne te verrai jamais accompli! Toujours l'homme est mécontent; nos yeux3 contemplent sans cesse l'image du bonheur dans des campagnes lointaines, dont nous sommes séparés par des labyrinthes impénétrables qui nous en ferment l'accès. Alors, nous nous épuisons* en soupirs, et nous oublions de remarquer le bien qui était destiné à chacun de nous, sur la route de notre vie. La vertu est notre vrai bonheur. Celui-là est sage, celui-là est heureux, qui remplit sans murmurer, la place que lui a destinée l' architecte éternel, qui a conçu le plan de tout. Oui, divine vertu, c'est toi qui fais notre bonheur; c'est toi qui verses la joie et la félicité sur toutes les situations de notre vie. Qui pourraisje envier, quand le moment sera venu de terminer des jours dont tu auras fait le bonheur? Alors, je mourrai satisfait, pleuré des âmes nobles qui m'auront aimé pour l'amour de toi; pleuré de vous, ô mes amis. Lorsque vos pas vous conduiront auprès de la colline où sera mon tombeau, serrez-vous

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1. A ma rencontre, (to my meeting) to 5. Que lui a destinée, etc., which the meet me.

2. Mon vivier, etc., my fish-pond and

eternal Architect has destined for him.

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Qui pourrais-je envier, whom could
I envy.

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Serrez-vous, etc., press each other's hands, and embrace.

4. Nous nous épuisons, we exhaust our

selves.

la main, embrassez-vous, mes chers amis. C'est ici, vous direzvous, que repose sa cendre; son cœur fut droit; Dieu récompense aujourd'hui ses efforts, par un bonheur qui n'aura pas de fin. Bientôt notre cendre reposera près de la sienne, et nous jouirons alors avec lui d'une félicité éternelle.

LES SOUVENIRS.

131. POURQUOI devant mes yeux revenez-vous sans cesse, O jours de mon enfance et de mon allégresse?

Qui donc toujours vous rouvre en nos cœurs presque éteints,
O lumineuse fleur des souvenirs lointains?

Oh! que j'étais heureux!1 oh! que j'étais candide!
En classe, un banc de chêne, usé, lustré, splendide,2
Une table, un pupitre, un lourd encrier noir,

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Une lampe, humble sœur de l'étoile du soir,
M'accueillaient gravement et doucement; mon maître,
Comme je vous l'ai dit souvent, était un prêtre
A l'accent calme et bon, au regard réchauffant,
Naïf comme un savant, malin comme un enfant,
Qui m'embrassait, disant, car un éloge excite :

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Quoiqu'il n'ait que neuf ans, il explique Tacite." Puis, près d' Eugène,5 esprit qu' hélas! Dieu submergea, Je travaillais dans l' ombre, (et je songeais déjà Tandis que j'écrivais,) sans peur, mais sans système, Versant le barbarisme à grands flots sur le thème, Inventant aux auteurs des sens inattendus,

Le dos courbé, le front touchant presque au Gradus,

1. Que j'étais heureux! how happy I 5. Eugène, (his brother.) was!

2. Usé, lustré, splendide, worn, polished, shining.

3. Une lampe, etc., a lamp, humble sis. ter of the star, etc.

4. A l'accent, etc., of calm accent.

6. A grands flots, (in great tides) with great copiousness.

7.

Inventant, etc., inventing for the author's unlooked for meanings.

8. Gradus, my gradus, (dictionary of

prosody.)

Je croyais, car toujours l' esprit de l'enfant veille,
Ouïr confusément, tout près de mon oreille,
Les mots grecs et latins, bavards2 et familiers,
Barbouillés d'encre, et gais comme des écoliers,

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Chuchoter, comme font les oiseaux dans une aire,

Entre les noirs feuillets du lourd dictionnaire,

Bruits plus doux que le bruit d'un essaim1 qui s'enfuit,
Souffles plus étouffés qu' un soupir de la nuit,

Qui faisaient, par instants, sous les fermoirs de cuivre,
Frissonner vaguement les pages du vieux livre!

Le devoir fait, légers comme de jeunes daims,
Nous fuyions à travers les immenses jardins,
Eclatant à la fois en cent propos contraires,
Moi, d'un pas inégal je suivais mes grands frères ;
Et les mouches volaient dans l' air silencieux,
Et le doux rossignol, chantant dans l' ombre obscure,
Enseignait la musique à toute la nature;
Tandis qu'enfant jaseur, aux gestes étourdis,
Jetant partout mes yeux ingénus et hardis,
D'où jaillissait la joie en vives étincelles,
Je portais sous mon bras, noués par trois ficelles,
Horace et les festins, Virgile et les forêts,
Tout l' Olympe, Thésée, Hercule, et toi Cérès,
La cruelle Junon, Lerne et l' hydre enflammee,

Et le vaste lion de la roche Némée.

1. Tout près, etc., quite near to my 5. Souffles, etc., breathings more stifled.

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PAUL ET VIRGINIE.

132. SUR le côté oriental de la montagne qui s'élève derrière le Port-Louis de l'île de France, on voit, dans un terrain jadis cultivé, les ruines de deux cabanes. Elles sont situées presque au milieu d'un bassin, formé par de grands rochers, qui n'a qu'une seule ouverture tournée au nord. On aperçoit à gauche la montagne appelée le Morne de la Décou`verte,' d'où l'on signale2 les vaisseaux qui abordent dans l'île, et, au bas de cette montagne, la ville nommée le Port-Louis; à droite, le chemin qui mène du Port-Louis au quartier des Pamplemousses; ensuite,3 l'église de ce nom, qui s'élève avec ses avenues de bambous au milieu d'une grande plaine; et, plus loin, une forêt qui s'étend jusqu'aux extrémités de l'île. On distingue devant soi, sur les bords de la mer, la baie du Tombeau; un peu sur la droite, le cap Malheureux; et audelà, la pleine mer, où paraissent à fleur d'eau quelques îlots inhabités, entre autres le coin de Mire, qui ressemble à un bastion au milieu des flots.

A l'entrée de ce bassin, d'où l'on découvre tant d'objets, les échos de la montagne répètent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forêts voisines, et le fracas des vagues qui se brisent au loin sur les récifs; mais au pied même des cabanes on n'entend plus aucun bruit, et on ne voit plus autour de soi que de grands rochers escarpés comme des murailles. Des bouquets d'arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes, et jusque sur leurs cimes, où s'arrêtent les nuages. Les pluies, que leurs pitons attirent, peignents souvent les couleurs de

1. Morne de la Découverte, Discovery 4. Bambous, bamboos.

Bluff. Morne is a name given in
America, and some other parts, to
small mountains situated upon the

sea.

2. Signale, gives signal of. 3. Ensuite, then.

5. A fleur de, on a level with.

6. Le coin de Mire, aiming wedge. (name of an island.)

7. Fentes, clefts.

8. Peignent, from peindre.

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