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que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups1 de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: "Je suis encore homme." Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table; j'y ferais chorus au refrain3 d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de miélleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

ESPRIT ET BON SENS

102. Le président de Montesquieu et lord Chesterfield se rencontrèrent faisant l'un et l'autre le voyage d'Italie. Ces hommes étaient faits pour se lier promptement; aussi la liaison entre eux fut-elle bientôt faite. Ils allaient toujours disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français ont plus d'esprit que les Anglais, mais qu'en revanche ils n'ont pas le sens commun. Le président convenait du fait; seulement, selon lui il n'y avait pas comparaison à faire entre l'esprit et le bon sens. II y avait déjà plusieurs jours que la dispute durait; ils étaient à Venise.

1. Coups, draughts.

2. Entrailles, feelings.

4. Se lier, to become attached to each other.

3. Au refrain, etc., to the burden of an 5. En revanche, in return.

ancient rural song.

Le président se répandait' beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait régistre des observations qu'il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu'il était rentré et qu'il était à son occupation ordinaire, lorsqu' un inconnu se fit annoncer. C'était un français assez mal vêtu, qui lui dit: Monsieur, je suis votre compatriote. Il y a vingt ans que je vis ici2; mais j'ai toujours gardé de l'amitié pour les Français et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l'occasion de les servir, comme je l' ai aujourd'hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d'Etat. Un mot inconsidéré sur le gouvernement coûte la tête, et vous en avez déjà dit plus de mille: Les inquisiteurs d'état ont les yeux ouverts sur votre conduite; on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets; on ne doute point que vous n'écriviez. Je sais de source certaine qu'on doit peut-être aujourd'hui, peut-être demain faire chez vous une visite. Voyez, Monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu'une ligne innocente mal interprétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j'ai à vous dire, j'ai l'honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande, pour toute récompense d'un service que je crois de quelque importance, de ne pas me reconnaître, et si par hasard il était trop tard pour vous sauver, de ne pas me dénoncer.4 "Cela dit, mon homme disparut et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande consternation.

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103. Son premier mouvement fut d'aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers et de les jeter dans le feu. A peine cela fut-il fait que lord Chesterfield rentra. Il n'eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami; il s'informa de ce qui pouvait lui être arrivé. Le président lui rend compte de l'ordre qu'il avait donné de tenir prête sa

1. Se répandait, went much into soci

ety.

2. Il y a vingt ans que je vis ici, I have lived here twenty years. See Less. 61.

3. Que vous n'écriviez, that you are

4.

writing; for the use of ne, see Less. 91.

De ne pas me dénoncer, not to inform against me; for ne and pas before the verb, see Less. 74, page 132

chaise de poste pour trois heures du matin; car son dessein était de s'éloigner sans délai d'un séjour où, un moment de plus ou de moins pouvait lui être si funeste. Lord Chesterfield l'écouta tranquillement, et lui dit; "Voilà qui est bien,1 mon cher président; mais remettons-nous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée.3 Vous vous moquez, lui dit le président. Il est impossible que ma tête se repose où elle ne tient qu'à un fil. Mais qu'est-ce que cet homme qui vient si généreusement s'exposer au plus grand péril, pour vous en garantir? Cela n'est pas naturel. Français tant qu'il vous plaira, l'amour de la patrie ne fait point faire de ces démarches périlleuses, et surtout en faveur d'un inconnu. Cet homme n'est pas votre ami? Non. Il était mal vêtu? Oui, fort mal. Vous a-t-il demandé de l'argent, un petit écu pour prix de son avis? Oh! pas une obole. Cela est encore plus extraordinaire; mais d'où sait-il tout ce qu'il vous a dit? Ma foi, je n'en sais rien. Des inquisiteurs, d'eux-mêmes. Outre que ce conseil est le plus secret qu'il y ait au monde, cet homme n'est pas fait pour en approcher. Mais c'est peut-être un des espions qu'ils emploient. A d'autres! On prendra pour espion un étranger, et cet espion sera vêtu comme un gueux, en faisant une profession assez vile pour être bien payée, et cet espion trahira ses maîtres pour vous, au hasard d'être étranglé si l'on vous prend et que vous le dénonciez, si vous vous sauvez et que l'on soupçonne qu'il vous ait averti! Chanson que tout cela, mon ami. Mais qu'est-ce donc que ce peut être ? Je le cherche, mais inutilement.”

104. Après avoir l'un et l'autre épuisé toutes les conjectures possibles, et le président persistant à déloger au plus vite, et cela pour le plus sûr, lord Chesterfield, après s'être un peu promené, s'être frotté le front comme un homme à qui il vient une pensée profonde, s'arrêta tout court et dit: "Prési

1. Voilà qui est bien, that is well.

2. Remettons-nous, let us sit down.

4. Français etc., Frenchman as much as you please.

3. A tête reposée, (with quiet head) 5. Chanson que tout cela, (a song all that)

calmly.

that is all nothing.

dent, attendez, mon ami; il me vient une idée, mais.... si.......... par hasard.... cet homme... Eh bien! cet homme? Si cet homme... oui, cela pourrait bien être, cela est même,' je n'en doute plus. Mais qu'est-ce que cet homme? Si vous le savez, dépêchez-vous vite de me l'apprendre. Si je le sais ! Oh! oui, je crois le savoir à présent... Si cet homme vous avait été envoyé par ... Epargnez, s'il vous plaît! Par un homme qui est malin quelquefois, par un certain lord Chesterfield, qui aurait voulu vous prouver par expérience, qu' une once de sens commun vaut mieux que cent livres d'esprit, car avec du sens commun... Ah! scélérat, s'écria le président, quel tour vous m' avez joué ! Et mon manuscrit ! mon manuscrit que j'ai brûlé!" Le président ne put jamais pardonner au lord cette plaisanterie. Il avait ordonné de tenir sa chaise prête, il monta dedans et partit la nuit même, sans dire adieu à son compagnon de voyage. Moi, je me serais jeté à son cou, je l'aurais embrassé cent fois, et je lui aurais dit. Ah! mon ami, vous m' avez prouvé qu'il y a en Angleterre des gens d'esprit, et je trouverai peut-être l'occasion une autre fois de vous convaincre, qu'il y a en France des gens de bon sens.

LE BLANC ET LE NOIR.

105. Tout le monde, dans la province du Candahar, con naît l'aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d'un mirza du pays; c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza son père avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse et l'être avec elle.

1. Cela est même, that is the very thing. 4. Un bien honnête, a handsome prop2. Vaut mieux, is worth more.

3. Quel tour, what a trick.

erty.

5. L'être, to be so.

Mais par malheur, il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Cabul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celle de Bassora et d'Astracan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille.

Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor; l'une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s'est perdu depuis. L'autre était un javelot qui allait où l'on voulait; ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'était à Cachemire.

Un faquir de son altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta à la princesse. Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit-il, votre destinée en dépend. Il partit alors, et on ne le revit3 plus. Le duc de Cachemire au désespoir, résolut d'aller voir à la foire de Cabul, si parmi tous les marchands qui s'y rendent des quatres coins du monde, il ne trouverait pas son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture, mais pour le javelot qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermé soigneusement à Cachemire, dans son grand coffre de la Chine.

Rustan et elle se virent à Cabul; ils s'aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l' aller voir secrètement à Cachemire.

Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d'écuyers, de maîtres d'hôtel et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze; il était beau, bien fait, blanc comme une circassienne, doux et serviable comme un arménien, sage comme de Guèbre. L'autre se nommait Ebène; c'était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze et

1. Et voici pourquoi, and this is why. 2. Un faquir, (a Persian monk,) a der. vise.

3. Revit, perf. of revoir.

4 Se virent, saw each other.
5. Mattres d'hôtel, stewards.

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