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fournit tant de suffrages: on y pourroit joindre encore une traduction Angloise de la recherche de la vérité faite par Taylor, parent du fameux Taylor. Mais enfin ce hasard, si c'en est un, est heureux; c'est une estime précieuse que celle d'une nation si éclairée et si peu disposée à estimer légèrement. Les compatriotes du P. Malebranche sentoient aussi ce qu'il valoit, et un assez grand nombre de gens de mérite se rassembloient autour de lui. Ils étoient la plupart ses disciples et ses amis en même temps; et l'on ne pouvoit guère être l'un sans l'autre. Il eût été difficile d'être en liaison particulière avec un homme toujours plein d'un sytsême qu'on eût rejetté; et si l'on recevoit le systême, il n'étoit pas possible qu'on ne goûtât infiniment le caractère de l'auteur, qui n'étoit, pour ainsi dire, que le systême vivant. Aussi jamais philosophe, sans en excepter Pythagore, n'a-t-il eu des sectateurs plus persuadés ; et l'on peut soupçonner que pour produire cette forte persuasion, les qualités personnelles du P. Malebranche aidoient à ses raison

nemens.

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DE SAUVEUR.

JOSEPE OSEPH SAUVEUR naquit à la Flèche le 24 mars 1653 de Louis Sauveur, notaire, et de Renée des Hayes, qui étoient alliés aux meilleures familles du pays. Il fut absolument muet jusqu'à l'âge de sept ans, par le défaut des organes de la voix, qui ne commencèrent à se débarrasser qu'en ce temps-là, mais lentement et par degrés, et n'ont jamais été bien libres. Cette impossibilité de parler lui épargna tous les petits discours inutiles de l'enfance; mais peutêtre l'obligea-t-elle à penser davantage. Il étoit déjà machiniste; il construisoit de petits moulins; il faisoit des syphons avec des chalumeaux de paille, des jets d'eau; et il étoit l'ingénieur des autres enfans, comme Cyrus devint le Roi de ceux avec qui il vivoit.

On le mit au collége des Jésuites. Il n'étoit guère propre à y briller; il ne parloit qu'avec beaucoup de peine, et en avoit encore plus à apprendre par cœur. Sa mémoire se refusoit à tout ce qui n'est que de pure mémoire, et ne saisissoit rien qu'avec le secours du jugement. Il fut extrêmement négligé d'un premier régent qu'il eut, et n'avança guère sous lui. Il fit beaucoup mieux sous un second, qui démêla ce qu'il valoit.

On ne peut guère blâmer le premier, et il faut beaucoup louer le second.

Les oraisons de Cicéron, les poésies de Virgile, que sa rhétorique fit passer en revue devant lui, ne le touchèrent point. Par hasard l'arithmétique de Pelletier du Mans se présenta, il en fut charmé et l'apprit seul.

Sa passion naissante pour les sciences lui en donna une violente pour venir à Paris; car il ne sentoit que trop tout ce qui lui manquoit à la Flèche. Il avoit un oncle chanoine et grand-chantre de Tournus; il prit le dessein d'aller le trouver pour en obtenir une pension qui le mît en état de subsister à Paris. Il fit le voyage en 1670 avec Coubard, son ami, présentement hydrographe du Roi à Brest; voyage très-philosophique, non-seulement par l'intention, mais par l'équipage. Ils remarquèrent sur leur route tout ce qu'ils purent, et même quelquefois plus qu'il ne devoit encore leur étre permis de remarquer. A Lyon, Sauveur entendant la fameuse horloge qui fait tant d'autres choses que de sonner l'heure, devina tout l'intérieur et toute l'énigme de la machine.

Sa famille le destinoit à l'église, et dans cette vue l'oncle lui accorda la pension pour étudier en philosophie et en théologie à Paris. Pendant sa philosophie, il apprit en un mois, et sans maître, les six premiers livres d'Euclide; ce qui étoit fort

différent de ce qu'on lui enseignoit, quoique rien n'y dût appartenir davantage. Cet essai et ce succès ne firent qu'irriter son goût pour les mathématiques, et il leur donna une application que la philosophie scholastique ne pouvoit obtenir de lui. La théologie des écoles lui ressembloit trop pour être mieux traitée; il l'abandonna bientôt et pour ne sortir de son goût que le moins qu'il étoit possible, il se destina à la médecine, et fit un cours d'anatomie et de botanique. Il alloit aussi fort assidument aux conférences de Rohaut, qui en ce temps-là aidoient à familiariser un peu le monde avec la vraie philosophie.

Sauveur connut alors de Cordemoy, lecteur du Dauphin, et habile philosophe, qui parla de lui à l'évêque de Condom, depuis évêque de Meaux, précepteur du jeune prince. Ce prélat voulut voir Sauveur; il le tourna sur plusieurs matières de physique, le sonda, et le connut bien. Il lui donna un conseil qui ne pouvoit partir que d'un homme d'esprit ; ce fut de renoncer à la médecine. Il jugea qu'il auroit trop de peine à y réussir avec un grand savoir, mais qu'il alloit trop directement au but, et ne prenoit point de tours; avec des raisonnemens justes, mais secs et concis, où les paroles étoient épargnées, et où le peu qui en restoit par une nécessité absolue, étoit dénué de grace. En effet, un médecin a presque aussi souvent affaire

à l'imagination de ses malades, qu'à leur poitrine ou à leur foie ; et il faut savoir traiter cette imagination, qui demande des spécifiques particuliers.

Encore une chose détermina Sauveur à suivre le sage conseil de Condom. Son oncle, qui vit qu'il ne pensoit plus à l'état ecclésiastique, fit scrupule de lui continuer une pension qu'il prenoit sur les revenus de son bénéfice, et comme le jeune étudiant en médecine étoit encore bien éloigné d'en pouvoir tirer aucun secours, il se tourna entièrement du côté des mathématiques, et se résolut à les enseigner.

Les géomètres qui encore aujourd'hui ne sont pas communs, l'étoient encore beaucoup moins. C'étoit un titre assez singulier, et qui par lui-même attiroit l'attention. Le peu qu'il y en avoit dans Paris n'étoient que des géomètres de cabinet, sequestrés du monde. Sauveur au contraire s'y livroit ; et cela dans le temps heureux de la nouveauté. Quelques dames même aidèrent à sa répu tation; une principalement, qui logeoit chez elle le célèbre la Fontaine, et qui goûtant en même temps Sauveur, prouvoit combien elle étoit sensible à toutes les différentes sortes d'esprit. Il devint donc bientôt le géomètre à la mode; et il n'avoit encore que 23 ans lorsqu'il eut un écolier de la plus haute naissance, mais dont la naissance est devenue le moindre titre, le prince Eugène.

Un

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