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qu'il s'en apperçût. Il avoit voulu y renoncer pour le soin de sa santé, mais il n'avoit jamais pu soutenir cette privation plus de quatre jours. De plus, il sera assez naturel de croire qu'il avoit dû faire de grands efforts d'esprit, quand on songera à quel point il étoit parvenu à l'âge de 43 ans, et combien de temps, dans une vie si courte, avoit été perdu pour les mathématiques. Il avoit servi; il étoit d'une naissance qui l'engageoit à un grand nombre de devoirs; il avoit une famille, des soins domestiques, un bien très-considérable à conduire, et par conséquent beaucoup d'affaires; il étoit dans le commerce du monde, et il y vivoit à-peu-près comme ceux dont cette occupation oisive est la seule occupation; il n'étoit pas même ennemi des plaisirs : voilà bien des distractions; et quelque rare talent qu'on lui suppose pour les mathématiques, il est impossible qu'une prodigieuse application n'ait suppléé au peu de temps. Cependant il n'a jamais paruque l'étude ait altéré sa santé; il avoit l'air de la meilleure et de la plus ferme constitution qu'on puisse desirer. Il n'étoit nullement sombre ni rêveur; au contraire assez porté à la joie, et il sembloit n'avoir payé par rien ce grand génie mathématique.

On sentoit dans ses discours les plus ordinaires la justesse, la solidité, en un mot la géométrie de son esprit; il étoit d'un commerce facile, et d'une probité parfaite, ouvert et sincère, convenant

de ce qu'il étoit, parce qu'il l'étoit, et n'en tirant nul avantage, véritable modestie d'un grand' homme; prompt à déclarer qu'il ignoroit, et à recevoir des instructions, même en matière de géométrie, s'il lui étoit possible d'en recevoir ; nullement jaloux, non par la connoissance de sa supériorité, mais par son équité naturelle : car sans cette équité, ceux qui se croyent, et qui sont même les plus supérieurs aux autres, sont encore jaloux.

Il avoit épousé Marie-Charlotte de Romilley de la Chesnelaye, demoiselle d'une ancienne noblesse de Bretagne, et dont il a eu de grands biens. Leur union a été jusqu'au point qu'il lui a fait part de son génie pour les mathématiques. Il en a laissé un fils et trois filles.

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ÉLOGE

DE BERNOUL LI.

JACQUES BERNOULLI naquit à Basle le 27 dé

cembre 1654. Il étoit fils de Nicolas Bernoulli, qui avoit des charges considérables dans sa répu blique. Un des frères de celui dont nous parlons étoit encore plus élevé en dignité que son père.

Bernoulli reçut l'éducation ordinaire de son temps; on le destinoit à être ministre, et on lui apprit du latin, du grec, de la philosophie scholastique, nulle géométrie: mais dès qu'il eut vu par hasard des figures géométriques, il en sentit le charme, si peu sensible pour la plupart des esprits. A peine avoit-il quelque livre de mathématiques, encore n'en pouvoit - il jouir qu'à la dérobée : à plus forte raison il n'avoit pas de maître; mais son goût, joint à un grand talent, fut son précepteur. Il alla même jusqu'à l'astronomie; et comme il avoit toujours à vaincre l'opposition de son père qui avoit d'autres vues sur lui, il exprima sa situation par une devise, où il représentoit Phaëton conduisant le char du Soleil, avec ces mots

latins qui signifioient, je suis parmi les astres la volonté de mon père.

Il n'avoit que dix-huit ans, et n'étoit presque encore mathématicien que par sa violente inclination pour les mathématiques, lorsqu'il résolut ce problême chronologique assez difficile, ou les années du cycle solaire, du nombre d'or et de l'indiction étant données, il s'agit de trouver l'année de la période julienne.

A vingt-deux ans il se mit à voyager. Etant à Genève, il apprit à écrire à une fille qui avoit perdu la vue deux mois après sa naissance, et il imagina pour cela un moyen nouveau, parce qu'il avoit reconnu, et par raisonnement, et par expérience, l'inutilité de celui que Cardan a proposé. A Bordeaux, il fit des tables gnomoniques universelles, qui sont présentement prêtes à imprimer. Après avoir vu la France, il revint chez lui en 1680. Là il commença à étudier la philosophie de Descartes. Cette excellente lecture l'éclaira plus qu'elle ne le persuada, et il tira de ce grand auteur assez de force pour pouvoir ensuite le combattre. lui-même.

Heureusement à la fin de 1680 il parut un phénomène propre à exercer un à exercer un philosophe naissant. C'étoit cette comète qui a fait naître des ouvrages fameux, et entr'autres le premier que Bernoulli ait donné au public. Il l'intitula: conamen novi

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sistematis cometarum, pro motu eorum sub calculum revocando, et apparitionibus prædicendis. Il suppose que les comètes sont des satellites d'une même planette, si élevée au-dessus de Saturne, quoique placé dans le tourbillon du soleil, qu'elle est toujours invisible à nos yeux, et que ces satellites ne deviennent visibles que quand ils sont, par rapport à nous, dans la partie la plus basse de leur cercle. De-là il conclut que les comètes sont des corps éternels, et que leurs retours peuvent être prédits; ce qui est aussi la pensée de Cassini. La comète de 1680 doit, selon le systême et le calcul de Bernoulli, reparoître en 1719 le 17 mai dans le premier degré 12 de la balance. Voilà une prédiction bien hardie par l'exactitude des circons

tances.

Ici je ne puis m'empêcher de rapporter une objection qui lui fut proposée très-sérieusement, et à laquelle il daigna répondre de même; c'est que si les comètes sont des astres réglés, ce ne sont donc plus des signes extraordinaires de la colère du ciel. Il essaie plusieurs réponses différentes, et enfin il en vient jusqu'à dire que la tête de la comète qui est éternelle n'est pas un signe, mais que la queue en peut être un, parce que, selon lui, elle n'est qu'accidentelle; tant il falloit encore avoir de ménagemens pour cette opinion populaire,

il

y a vingt-cinq ans. Maintenant on est dispensé

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