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plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire ». Songeait-il, en traçant ces lignes, à la marquise de Sévigné, dont les lettres couraient les salons? Bien d'autres dames auraient pu revendiquer aussi leur part dans cet éloge. Si l'arrêt semble trop exclusif, qu'on veuille bien songer qu'à ce moment-là on ne pouvait prévoir encore la correspondance d'un Voltaire.

Ainsi se trouve définie sous ses aspects divers la littérature du grand siècle au moment où elle venait de porter tous ses fruits. La Bruyère, venu trop tard pour prendre place dans le chœur, se donne le délicat plaisir de juger. Mais il n'a rien d'un législateur ni d'un pédant, rien non plus d'un dilettante. Il a des principes, mais il a surtout du goût : il nous expose ainsi, sans aucune prétention, les opinions d'un des esprits les plus libres et les mieux informés de ce temps. Telle est bien, semble-t-il, la portée de ce premier chapitre des Caractères. La critique n'y est pas, à vrai dire, fondée, ni organisée; elle n'y prend pas encore conscience de toutes ses ressources ni de tout son empire: mais déjà elle s'y cherche de bonne foi. On s'apercevra dès lors qu'elle est le sel de la littérature, et les ouvrages de l'esprit ne pourront plus s'en passer. Sainte-Beuve, qui s'y connaissait, a dit le mot juste en cela, comme en tant d'autres sujets : « Aujourd'hui que l'Art poétique de Boileau est véritablement abrogé et hors d'usage, la lecture du chapitre de La Bruyère serait encore, chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la lecture d'un chapitre de l'Imitation est pour les âmes tendres >>.

3. LES MODÈLES

Y a-t-il vraiment des écrivains spontanés? Oui, puisque nous avons un Lamartine, une George Sand. Mais de pareilles exceptions sont rares autant qu'illustres. D'autre part nous savons de quel labeur est faite l'apparente facilité d'un Racine, d'un La Fontaine, ou d'un Rousseau. Même chez les grands écrivains, surtout chez eux, la pensée et le style sont des conquêtes qu'il faut acheter de haute lutte. « C'est un métier », souvent un dur métier, « de faire un livre ».

La Bruyère l'a su mieux que personne. Tel est, en effet, le sort des critiques, de s'être rendu à euxmêmes la tâche plus difficile, quand il leur prend envie d'être auteurs. Il avait trop réfléchi sur son art, il avait trop bien appris à juger les œuvres et les hommes, pour s'oser livrer, sans d'infinies précautions, à l'estimation du public. Celui qui a écrit le chapitre des Ouvrages de l'esprit et qui savait «< la prodigieuse distance qu'il y a entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait et régulier » devait tout calculer et tout prévoir avant d'imprimer la première ligne de son livre. Car il avait à satisfaire un juge plus sévère que tous les Zoïles de la critique : son propre goût.

La première règle qu'il devait s'imposer était de se méfier de lui-même, de renoncer à voler de ses propres ailes, et de se soumettre à l'autorité des maîtres. Peut-être a-t-il un peu souffert en secret de cette contrainte mais c'était là un regret inutile

aussi bien qu'impie. Car l'imitation classique, on le sait, peut devenir aussi originale que l'invention : une œuvre parfaite est le plus souvent une œuvre refaite. Venu après les grands moralistes anciens et <<< les plus habiles d'entre les modernes », La Bruyère était, de gré ou de force, leur disciple. Il devait aller sur leur champ, non seulement pour glaner après eux quelques épis oubliés, mais aussi pour apprendre d'eux à lier sa gerbe, et pour refaire à sa façon quelques-unes de celles qu'ils avaient déjà coupées.

Donc il a eu des modèles: on en a presque toujours. Tandis qu'à certaines époques on met son amour-propre à les renier, au XVIIe siècle on se faisait gloire de les avouer, pourvu qu'ils fussent grecs ou latins. Il fallait à La Bruyère un répondant pour présenter son livre aux suffrages des honnêtes gens. De même que Racine était l'homme d'Euripide, La Fontaine celui d'Esope et de Phèdre, Molière celui de Térence, Boileau celui de Juvénal et d'Horace, La Bruyère se fit l'homme de Théophraste. Le choix était heureux. Théophraste, en effet, a laissé une très belle réputation et une œuvre assez médiocre il y avait tout profit pour un imitateur à hériter de l'une et à surpasser l'autre.

La Bruyère est sincère dans le magnifique éloge qu'il fait du moraliste grec. Il discute gravement la question de savoir s'il a vécu quatre-vingt-dix-neuf ans, ou cent sept, ou seulement quatre-vingt-quinze. Il rappelle tout au long la carrière de cet obscur fils de foulon, qui, par droit d'éloquence, changea son nom de Tyrtame en celui d'Euphraste et de Théo

phraste. Il rapporte pieusement tout ce que dit Diogène Laërce du génie à la fois puissant et charmant de cet élève et successeur d'Aristote, devenu chef d'une école où se pressaient plus de deux mille disciples. Il note toutes les sages paroles tombées de sa bouche, les moindres détails de sa vie, et n'a garde de passer sous silence la curieuse anecdote de la marchande d'herbes qui mit certain jour en défaut l'atticisme du divin parleur.

L'auteur était plus difficile à juger. Aujourd'hui même, après les travaux de la critique, nous ne savons guère qu'en penser. Dans l'œuvre encyclopédique de ce patriarche de la science (200 écrits dont il nous reste à peine quelques fragments), quelle place doivent occuper ces Caractères moraux que La Bruyère a choisis comme modèle? Formaient-ils un ouvrage achevé? Étaient-ils de simples matériaux amassés pour un autre usage? Ne sont-ils pas plutôt une suite d'extraits artificiellement détachés des autres traités de Théophraste par quelque grammairien? D'ailleurs l'œuvre, bien qu'elle porte la trace d'altérations graves, n'est point sans valeur. Dans ces portraits monotones qui commencent tous par une définition aristotélique, l'auteur a fait preuve de finesse; il mérite bien, par la subtilité de ses analyses, le titre de « naturaliste de la morale » que lui décernent MM. Croiset dans leur belle Histoire de la littérature grecque. Mais le champ de son observation est fort restreint. Il trace des caractères tout généraux, et presque inconditionnés types abstraits et non pas êtres vivants. De plus nous avons peine à reconnaître sous ce style trop uni et

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cette composition vraiment rudimentaire les grâces de cette élocution dont Quintilien vantait encore, quatre siècles plus tard, « l'éclat divin ». La Bruyère n'a pas songé à tout cela il a religieusement admiré ce vénérable ancien, et il a considéré son livre comme une relique pure de tout défaut : « Il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer et où l'élégance grecque éclate davantage ; on l'a appelé un livre d'or ». Après l'avoir ainsi loué, il lui a rendu le plus beau des hommages; il l'a traduit et il l'a imité.

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La traduction est consciencieuse : c'est dire qu'elle ne ressemble pas aux belles infidèles de Perrot d'Ablancourt. La Bruyère aime et respecte les textes. On s'est pourtant demandé s'il avait traduit Théophraste directement sur l'original, ou bien s'il s'en était remis sur ceux qui l'avaient déjà traduit avant lui. Il a dû connaître la traduction française de Bénévent, parue en 1613, et sans doute il a eu recours à la version latine et au commentaire de Casaubon, très en honneur depuis un siècle mais il ne les a pas suivis aveuglément. << La traduction des Caractères, dit Ménage, est bien belle et bien française et montre que l'auteur entend parfaitement le grec. Je puis dire que j'y ai vu bien des choses que, peut-être faute d'attention, je n'avais pas vues dans l'original ». Ce n'est point là une épigramme, mais un hommage naïf autant que pédant. Parmi les choses que l'excellent Ménage eût pu découvrir, il se trouve au moins un contresens (relevé par M. Servois): faute bénie, qui libère La Bruyère du soupçon de n'avoir pas travaillé sur

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