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le chemin le plus court, le plus sûr et le plus agréable pour tout genre d'érudition. Ayez les choses de la première main, puisez à la source; maniez, remaniez le texte...

C'est-à-dire ne jurez sur la parole d'aucun commentateur, d'aucun scoliaste, ni même d'aucun traducteur. Précepte excellent, dérivé en droite ligne de la méthode cartésienne. Mais si on l'applique à la critique littéraire, on arrivera à des résultats surprenants. On ira voir, chez Aristote, les fameuses règles si souvent invoquées et l'on s'apercevra qu'elles ne s'y trouvent pas. Si on l'entend dans le sens le plus large, c'est l'introduction de la méthode scientifique en littérature, c'est le document exact substitué aux généralisations et aux a priori.

Un peu plus loin, La Bruyère dira aussi, au rebours de l'opinion de bien des hommes de son temps:

L'on ne peut guère charger l'enfance de la connaissance de trop de langues; et il me semble qu'on devrait mettre toute son application à l'en instruire. Elles sont utiles à toutes les conditions des hommes et elles leur ouvrent également l'entrée ou à une profonde ou à une facile et agréable érudition.

Lui-même il a donné l'exemple. Non seulement il a su le latin, qui était la langue des collèges et de l'Église, mais il a su le grec, qu'on savait peu; il a su le vieux français, du moins il l'a aimé et pratiqué dans un temps où on le méprisait; enfin, il a su l'allemand, ce qui n'est point mal pour l'époque. Peut-être ne s'est-il pas borné là, bien qu'il semble regretter de n'avoir pas fait mieux encore. Ce partisan des anciens recommande l'étude des langues vivantes. Voilà qui est de conséquence car en

apprenant la langue d'un peuple on fait toujours un peu connaissance avec sa littérature. Déjà le cosmopolitisme du siècle suivant guette les écrivains français.

Notons enfin que pour La Bruyère l'œuvre d'art, si diligemment travaillée qu'elle soit, perd déjà un peu de son désintéressement et de son impassibilité. L'auteur des Caractères a des idées auxquelles il tient, et dont il voudrait convaincre. Il s'intitule lui-même d'un mot assez nouveau le philosophe. Cela en dit long car le xvIIIe siècle va foisonner de philosophes, très différents de La Bruyère, mais qui auront avec lui plus d'un lien.

Ainsi, bien qu'il appartienne à l'école classique par l'éducation de son esprit et par les principes directeurs de son esthétique, La Bruyère annonce déjà un âge nouveau. Ses idées et ses goûts dépassent parfois les idées et les goûts du siècle. Il se sent mal à l'aise dans des règles trop étroites. D'instinct il cherche autre chose. Il n'est certes pas un révolté, mais il n'est déjà plus un simple disciple.

2. LA CRITIQUE

Un peu gêné dans la théorie, La Bruyère se retrouve plus à l'aise dans la critique. Cela même est un signe des temps. On a assez disserté sur les principes; on éprouve le besoin d'exercer son goût et de jouir des œuvres.

Le chapitre des Ouvrages de l'esprit marque la

transition entre l'Art poétique et la Lettre à l'Académie.

Boileau ne juge que d'après des règles, comme Chapelain. Sa critique est une confirmation de sa doctrine après avoir légiféré, il rédige des arrêts. Il le fait avec une intrépidité d'opinion qu'on ne saurait trop admirer. D'ailleurs son parti pris est constant, et il est légitime, puisque c'est celui de la raison même : tout chez lui est dogmatique jusqu'à certaines ignorances. Fénelon cherche à tout comprendre. Il est polyphile, et il chérit, partout où il les rencontre, l'agréable et le beau. Imaginatif et sensible, il voudrait concilier l'inconciliable, il est ancien et moderne à la fois, il approuve fort Dacier et il trouve mille excuses à La Motte. Si Boileau et Perrault l'avaient choisi comme arbitre du jeu, il eût donné à tous deux les deux plus belles génisses de son troupeau. La Bruyère venu entre Boileau et Fénelon est moins doctrinaire que l'un, et moins éclectique que l'autre. Avant de juger il fait effort pour entrer dans le goût secret des auteurs, il cherche la nuance dans l'éloge et dans le blâme. Il n'y a plus rien en lui du grammairien tranchant : c'est un pur lettré qui apprécie et qui donne son avis franchement et finement, sans les diplomatiques réticences de Fénelon, ni la raideur un peu déplaisante de Boileau. Il a jeté de rapides et brillants aperçus sur quelques écrivains et sur quelques œuvres. Ces vues ne sont pas très ordonnées, mais elles sont toujours intelligentes et parfois originales.

Ainsi, sur la langue et la littérature du vieux

temps, il est loin de partager les injustes dédains de Boileau il y voit autre chose que grossièreté et confusion. Sans doute il ne connaît pas exactement l'histoire des mots; avec son siècle il ignore encore les premiers principes de la philologie romane; il croit que mais pourrait être l'anagramme de ains. que maint est d'origine française, que jovial vient de joie, et il ne soupçonne pas l'évolution phonétique qui a amené la substitution de couteau à coutel. Mais qu'importe? Il affectionne ces vieux vocables, il en parle avec tendresse, il regrette la disparition de douloir, souloir, ramentevoir, vilainer, halener, ost, loz, prées, moustier, etc., et presque toujours il a raison peut-être même a-t-il réussi, par sa protestation, à en sauver quelques-uns qui se mouraient sans lui. Ce destin des mots le trouble et le déconcerte. Il en accuse, comme de juste, l'usage, mais il entend surtout par là le bel usage, à la Vaugelas, auquel il est bien près de reprocher, ainsi que fera Fénelon, d'avoir appauvri la langue sous prétexte de l'épurer. D'ailleurs en pareille matière les lumières lui manquent, mais il a déjà des pressentiments. Il a l'esprit si libre qu'il lui vient des doutes sur l'excellence du langage moderne comparé à l'ancien.

Si les anciens ont écrit mieux que nous, ou si nous l'emportons sur eux par le choix des mots, par le tour et par l'expression, par la clarté et la brièveté du discours, c'est une question souvent agitée, toujours indécise.

Il se refuse à la trancher de parti pris « en comparant, comme l'on fait quelquefois, un froid écri

vain de l'autre siècle aux plus célèbres de ceux-ci », et il sait deux rondeaux du vieux temps qui valent les meilleures pièces de Benserade et de Voiture. Il les transcrit tout au long, et ce sont les seuls vers qu'il ait cités dans son livre. Il est vrai que le choix n'est pas heureux, les rondeaux sont assez jolis, mais ils ne datent pas du « vieux temps » : ce sont d'agréables pastiches. Pourtant il faut savoir gré à La Bruyère de son intention je suis sûr qu'un rondeau de Charles d'Orléans lui eût fait encore plus de plaisir.

Il a parlé du xvI" siècle avec la même liberté. Il. n'épouse point l'aveugle préjugé de son époque contre l'admirable poussée d'idées et de style qui va de Rabelais à d'Aubigné. Tout compte fait, c'est chez lui qu'on trouvera l'appréciation la moins défavorable qu'on ait portée alors sur la littérature du siècle précédent. S'il exagère les défauts de Ronsard et l'accuse, ainsi que ses amis, d'avoir « plus nui au style qu'ils ne lui ont servi », il reconnaît implicitement qu'il lui a servi, au moins dans une certaine mesure. Lorsqu'il s'étonne que notre langue, « à peine corrompue » par les poètes de la Pléiade, se soit si tôt vue « réparée » par Malherbe et par Racan, il laisse à penser que le mal n'était point trop profond et que peut-être même il portait avec lui son remède. D'ailleurs il déclare que Ronsard est << plein de verve et d'enthousiasme », il le rapproche de Balzac, ce qui n'est pas un mince éloge, et trouve qu'ils « ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose ». Nous

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