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« La mort qui prévient la caducité arrive plus à propos que celle qui la termine ». Ne le plaignons donc pas plus qu'il n'aurait voulu être plaint d'être ainsi tombé en pleine force. Car en peu d'années il avait vraiment vécu. A défaut d'autres livres, qu'il eût peut-être souhaité d'écrire, il laissait un chefd'œuvre, qu'il avait fait « de main d'ouvrier » et avec lequel il pouvait défier à jamais l'envie des Théo

baldes.

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Quand on aborde l'étude des Caractères, l'extrême diversité du fond déconcerte un peu. Mais, à mesure qu'on pénètre dans l'œuvre, une chose apparaît bien visible le souci persistant de la forme. Le premier mot du livre le décèle : « Tout est dit... » Puisqu'on vient « trop tard », et qu'il n'est plus possible de dire autre chose que ce qui a déjà été dit, il faut du moins tâcher de le dire autrement. La forme importe donc au moins autant que le fond. L'originalité de la manière dépasse celle de la matière. L'auteur semble ainsi nous avertir que le jeu de ses pensées est le même que celui de ses prédécesseurs : nous trouverons seulement dans les Caractères une nouvelle façon de « placer la balle ».

N'y a-t-il point là une excessive modestie ou bien une étrange illusion ? Nous le verrons dans la suite. Mais il importe d'abord de prendre au mot cette

déclaration si nette de l'écrivain. Elle dicte leur devoir aux critiques. Au rebours de la méthode que l'on suivrait avec d'autres, c'est l'artiste qu'il faut d'abord étudier en La Bruyère. Quelles sont ses idées générales sur la littérature et sur l'art? Comment a-t-il jugé lui-même les autres écrivains? Sur le champ desquels a-t-il glané? A l'aide de quels procédés a-t-il essayé de « dire » autrement qu'eux et de réaliser à sa façon l'idéal de beauté? Quand nous saurons cela, peut-être posséderons-nous la clef qui nous permettra de pénétrer dans le secret de l'œuvre.

Faut-il rappeler les principes fondamentaux de l'art classique? Le beau est essentiellement le raisonnable. Sa qualité éminente sera donc la clarté. Toute œuvre d'art devra être universellement intelligible, de façon à satisfaire les facultés communes et permanentes de l'esprit humain. Une chose belle se trouvera ainsi assurée de plaire toujours, puisqu'elle participera au caractère éternel de la raison humaine, toujours identique à elle-même. Boileau a répété ces axiomes sous vingt formes différentes dans l'Art poétique et dans les Réflexions sur Longin. La plupart des grands écrivains du siècle les ont commentés et appliqués à leur tour. Car ce ne sont point là des prescriptions spéciales à la poésie, mais bien des lois générales qui régissent toutes les productions de l'esprit humain.

La Bruyère n'a pas formulé à nouveau tous ces arrêts car il n'est pas un théoricien, il n'a pas laissé d'Art d'écrire. Mais il a accepté évidemment le prin

cipe général de l'école classique, puisqu'il en a admis les conséquences les plus directes. En voici quelques-unes.

De même qu'il n'y a pas deux manières de contenter la raison, il n'y en a pas deux de satisfaire le goût car le goût est simplement la raison qui juge. Le caractère essentiel de la beauté comme celui de la vérité est l'unité. La perfection est unique. Il s'agit de ne pas la manquer, car au delà comme en deçà on se trouve en faute. Il ne faut pas dire: Tel est mon goût. Car il n'y a qu'un bon goût, et il n'appartient en propre à personne. L'adage populaire qu'«< on ne dispute pas des goûts et des couleurs » ne s'applique qu'aux goûts des sens et non à celui de l'esprit.

Il y a dans l'art un point de perfection comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

Non seulement l'objet de perfection est unique, mais le sujet qui essaie de le réaliser doit l'être aussi.

L'on n'a guère vu jusques à présent un chef-d'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs. Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Eneide, Tite Live les Decades, et l'Orateur romain ses Oraisons.

En revanche, semble insinuer malicieusement La Bruyère, l'Académie a fait le Dictionnaire, qui ne vaut pas grand'chose. Mais ici l'auteur force un peu le sens de la doctrine classique. L'unité d'Homère comme individu importe assez peu seule importe l'unité de la raison créatrice qui a produit l'Iliade.

Il n'y a aussi qu'un seul moyen de réaliser le beau, tandis qu'il existe une infinité de manières d'y échouer.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

Pour rencontrer cette expression, il la faut sans doute chercher : mais on ne la trouvera que si l'on a d'abord clairement conçu l'idée. Boileau l'a dit en un vers fameux, que La Bruyère répète, ou à peu près :

Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre... Il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, et délicatement.

L'esprit de finesse n'embellira donc le style qu'autant que l'esprit de géométrie aura présidé à la conception de l'idée. Ainsi se trouve réalisée la triple unité de l'œuvre d'art, dans l'objet, dans le sujet, et dans l'expression.

Sur la question, si controversée alors, de l'imitation des anciens, La Bruyère prend également parti pour le dogme classique. On sait en quoi il consiste. M. Brunetière a très fortement démontré, d'après Boileau même, que cette imitation, prônée par l'école de 1660, n'avait rien d'idolâtre ni d'arbitraire. Il faut imiter les anciens, non point parce qu'ils sont des Grecs et des Latins, mais parce que les ouvrages qu'ils nous ont laissés sont encore, après deux mille ans et plus, en possession de la

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