Page images
PDF
EPUB

LA BRUYÈRE

CHAPITRE I

L'HOMME ET SON LIVRE

1. LA BRUYÈRE INCONNU

Jusqu'en 1684 la vie de La Bruyère reste très obscure. A peine possède-t-on quelques témoignages, très peu significatifs, auxquels on s'efforce d'arracher le secret de ces trente-neuf premières années d'existence. Où est-il né? Quand est-il né? Pendant longtemps on n'en a rien su. On le faisait venir au monde en 1644, ou en 1646, aux environs de Dourdan, ce charmant bourg du Hurepoix, devenu plus tard la patrie de Francisque Sarcey; et l'on ne manquait pas alors de reporter à cette origine villageoise le goût qu'a manifesté notre auteur, en certain endroit de son livre, pour la vie des campagnards. « Eux seuls vivent, eux seuls du moins connaissent qu'ils vivent. » Il a fallu renoncer à ces ingénieux commentaires après que Jal eut découvert

135889

l'acte de baptême bien authentique. C'est au cœur de Paris, dans l'église Saint-Christophe, près de Notre-Dame et de l'Hôtel-Dieu, que fut baptisé, le 17 août 1645, « Jehan, fils de noble homme Loys de la Brière, contrôleur des rentes de la ville de Paris, et de demoiselle Izabelle Hamonyn », et futur auteur des Caractères. Son vrai nom était De la Bruyère, généralement écrit par lui en un seul mot Delabruyere.

Il avait dû naître la veille, dans le même quartier. C'était un Parisien de plus à ajouter à la grande lignée des « bons becs », tels que Rutebœuf, Villon, Regnier, Scarron, Molière et Boileau, en attendant la venue de Regnard, de Voltaire, de Beaumarchais, de Paul-Louis Courier, tous gens à l'esprit observateur et satirique, au parler franc, à l'humeur indépendante. Sans doute la race n'explique pas tout, surtout quand il s'agit de la race parisienne, terriblement mêlée, par suite des apports provinciaux. Pourtant, si l'on y joint le milieu qui façonne si aisément les individus, il semblera assez naturel que l'auteur des Caractères soit venu au monde tout près de la maison où, neuf ans auparavant, était né l'auteur des Satires. Entre Boileau et La Bruyère il existait quelque affinité secrète. C'est peut-être à cause de cela qu'ils ne s'aimèrent jamais ils se ressemblaient trop.

Ce Parisien était, lui aussi, un bourgeois. Ne soyons pas un seul instant dupes de cette narquoise

annonce :

Je le déclare nettement, afin que l'on s'y prépare et que personne un jour n'en soit surpris s'il arrive jamais que

quelque grand me trouve digne de ses soins, si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de la Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent Godefroy de Bouillon à la conquête de la Terre Sainte voilà alors de qui je descends en ligne directe.

Vigneul-Marville, de bonne ou de mauvaise foi, s'y est mépris et a ridiculement traité La Bruyère de « gentilhomme à louer, qui met enseigne à sa porte et qui, sur le ton de don Quichotte, avertit le siècle présent et les siècles à venir de l'antiquité de sa noblesse ». Le sens n'est pourtant guère douteux et il se trouve un alors qui le souligne plaisamment : quand je serai riche, alors je serai noble, alors je me ferai une belle généalogie, car la ligne directe ne me coûtera pas plus cher que la collatérale. Celui qui parle ainsi n'est ni un aristocrate infatué, ni un roturier honteux. C'est un franc bourgeois, dont le père a pu prendre certain jour le titre bien inoffensif de « noble homme »>, mais qui ne se fait aucune illusion sur sa race et ne rougit pas de ses véritables ancêtres.

Les La Bruyère n'avaient pas été des Croisades, mais ils furent de la Ligue Jean, apothicaire de la rue Saint-Denis, et son fils Mathias, lieutenant civil de la prévôté de Paris, figurèrent parmi les promoteurs de la Sainte Union. L'un fit partie du Conseil des Seize; l'autre, plus politique, mit sa magistrature au service de la cause et se mêla activement aux intrigues. Tous deux furent gravement compromis dans l'assassinat du président Brisson et des conseillers Larcher et Tardif peu s'en fallut qu'ils ne fussent de ceux que Mayenne, par représailles, étrangla

au Louvre, que le curé Boucher canonisa en chaire, et que certaine tapisserie féroce de la Ménippée représente «< faisant la longue lettre » avec un écriteau pendu à leurs pieds. Ils échappèrent, comme Bussy-Leclerc, le plus coupable de tous : mais leurs beaux jours étaient passés, et dès qu'Henri IV fut entré à Paris, ils durent s'exiler à Bruxelles, puis à Naples. Dans cette dernière ville, l'incorrigible ligueur qu'était Mathias trouva-t-il le moyen de conspirer encore avec l'Espagne, avec les Jésuites, avec Ravaillac lui-même? On le dit alors, mais rien n'est moins prouvé. En 1615, il revint seul en France; son père sans doute était mort. Dès lors les La Bruyère cherchent plutôt à se faire oublier et à rétablir leur fortunc. Guillaume, fils de Mathias, rentre modestement dans les emplois et achète une charge de secrétaire de la chambre du Roi. Louis, son fils aîné, devient contrôleur général des rentes de l'Hôtel de Ville et épouse en 1644 Élisabeth Hamonyn, fille d'un procureur du Châtelet. De leurs sept enfants, dont trois moururent en bas âge, l'aîné fut Jean, l'auteur des Caractères.

Telle est la très bourgeoise << noblesse » de La Bruyère. Pouvait-il du moins y joindre, pour la rehausser aux yeux du monde, la richesse?

Cette considération a son prix, si l'on songe que l'argent commençait à rapprocher les distances sociales et suppléait déjà en mainte occasion à la qualité. Celui qui a écrit le chapitre des Biens de fortune et certaines pages de Quelques usages a montré l'intérêt passionné qu'il prenait à ce problème il y est revenu mainte fois, et l'âpreté même

:

avec laquelle il a flagellé les parvenus de la finance dénonce une préoccupation un peu excessive de la question d'argent à coup sûr un duc de La Rochefoucauld eût méprisé avec moins de fracas un George ou un Bourvalais.

:

Les La Bruyère avaient été riches aux beaux temps de l'apothicaire. Mais, les biens des ligueurs ayant été en grande partie confisqués, le maigre patrimoine qui avait pu être sauvé s'était morcelé en de nombreux partages sans se refaire suffisamment par les apports dotaux : des procès l'avaient encore affaibli. Louis de La Bruyère vivait avec sa famille sur un capital de 12000 livres et sur les revenus d'un petit office de finance. Il est vrai que son frère Jean, oncle et parrain de l'auteur des Caractères, habitait avec lui et subvenait au ménage : ce vieux garçon possédait quelque bien, qu'il avait peut-être acquis dans les partis le neveu put donc ainsi dès son enfance observer à loisir ce type du « financier » dont il poussera plus tard au noir le portrait. L'oncle survécut cinq ans au père, et quand il mourut il laissa une succession embrouillée qui ne semble pas avoir beaucoup enrichi ses héritiers. La part qui revint à notre auteur dut être faible et chèrement acquise, si l'on en croit telle amère réflexion : « Il n'y a que ceux qui ont eu de vieux collatéraux, ou qui en ont encore, et dont il s'agit d'hériter, qui puissent dire ce qu'il en coûte ». La confidence est discrète : mais à travers ces lignes et quelques autres on entrevoit des tiraillements domestiques impatiemment supportés, de secrètes blessures qui saignèrent longtemps. Le philosophe saura plus tard noblement

« PreviousContinue »