Page images
PDF
EPUB

porté si longtemps en lui avant de le mettre au jour, qu'il n'eut pas le courage de s'en séparer une fois né. Le livre et l'auteur vont continuer à vivre de la même vie.

En mars 1689 paraît une quatrième édition, corrigée et augmentée. Théophraste passe toujours devant, mais est imprimé plus petit il tient en 75 pages. La Bruyère en occupe cette fois pour son compte 320. C'est presque un ouvrage nouveau. Le plan a été conservé, mais certains chapitres (Cœur, Ville, Jugements, Usages) ont doublé; celui de l'Homme s'est allongé de 49 remarques : l'œuvre entière en contient 764 au lieu de 420. De plus l'auteur, tout à la fin du livre, leur donne leur vrai nom : il ne dit plus : « Si l'on goûte ces remarques... » mais : « Si l'on goûte ces caractères... » En tête du volume, au verso du faux-titre, il a placé cette épigraphe empruntée à Érasme, qui en dit long et sur ses appré

hensions secrètes et sur son dessein avoué: Admonere voluimus, non mordere; prodesse, non lædere : consulere moribus hominum, non officere. Dans la Préface il plaide longuement en faveur de la moralité de son œuvre et proteste contre les malignes interprétations. La précaution n'était pas inutile: car le ton de l'écrivain s'est fait plus âpre. Aux maximes générales se mêlent les portraits satiriques. Toute une galerie de personnages qui étaient restés dans la coulisse s'avancent et se produisent sur la scène. Avec les trois premières éditions l'auteur avait lancé des ballons d'essai et interrogé les vents; avec la quatrième il donne vraiment son livre. Car il est impossible de supposer que dans le court intervalle qui

sépare cette édition de la précédente (à peine quelques mois) il ait hâtivement improvisé ces 344 caractères nouveaux d'un dessin si ferme et d'un art si consommé. Il les tenait en réserve, du moins presque tous, depuis bien des années. En 1688, il avait classé et il avait choisi; en 1689 il ouvre largement ses dossiers, sans les vider encore à fond..

Désormais l'élan est donné. Mis en goût par le succès, stimulé par les attaques, l'auteur se pique au jeu; le public aussi. Amis et ennemis poussent également La Bruyère à continuer les uns l'encouragent de leurs applaudissements, les autres le mettent au défi de poursuivre. Il semble avoir hésité quelque temps, craignant le dégoût des lecteurs, l'inconstance de la mode. Il se disait d'autre part que la matière était «< solide, utile, agréable, inépuisable », et qu'il ne pourrait rien faire de mieux. Aussi se montre-t-il impatient de perfectionner encore son livre, de lui donner « plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères ». A partir de ce moment, chaque nouvelle édition (sauf les réimpressions lyonnaises chez Amaulry) sera un nouvel arrondissement de l'œuvre.

La cinquième (1690) contient 154 caractères nouveaux; d'autres ont été développés; la préface s'allonge; des marques particulières signalent au lecteur ces diverses additions et celles de 1689; le pied-de-mouche s'entoure, suivant les cas, d'une ou de deux parenthèses.

La sixième (1691), malgré la promesse imprudemment faite << de ne plus hasarder de nouveaux caractères», en compte 77 nouveaux (en 144 alinéas),

parmi lesquels de très importants

Théobalde, Ménalque, Giton, Phédon, Onuphre, etc. Aucune marque nouvelle ne signale plus les additions. Détail significatif : Théophraste s'est réduit, il est imprimé plus fin que La Bruyère il n'occupe plus que 54 pages sur 587.

La septième (1692) s'augmente encore de 77 caractères (soit 131 alinéas). Une table placée à la fin indique plus ou moins exactement les changements

survenus.

La huitième (1694) a 42 caractères nouveaux. Une main est placée en marge des additions: ainsi l'avait exigé le libraire, ou la censure. Michallet obtient une prolongation de dix années de son privilège. A cette édition est joint le Discours de réception à l'Académie, déjà publié à part il est accompagné d'une préface.

La neuvième enfin (1696), dite revue et corrigée, ne parut que trois semaines environ après la mort de l'auteur. La Bruyère considérait-il son œuvre comme achevée? Ou bien n'avait-il pas eu le temps de mettre au point une nouvelle série de caractères ? On bien encore, selon une anecdote suspecte, les héritiers refusèrent-ils au dernier moment de livrer au libraire le manuscrit authentique? Quoiqu'il en soit, cette édition est à peu près semblable à la précédente.

Ce livre de patient labeur et d'infini scrupule, demeuré étroitement uni à son auteur pendant tant d'années, échappait enfin des mains mourantes de La Bruyère. Après cette première existence tourmentée et féconde il entrait dans la calme survie

réservée aux chefs-d'œuvre. La faveur du public lui demeura fidèle. Il est vrai que Voltaire a dit : « Ce livre baissa dans l'esprit des hommes quand une génération entière attaquée dans l'ouvrage fut passée ». Mais il ajoute : « Cependant, comme il y a des choses de tous les temps et de tous les lieux, il est à croire qu'il ne sera jamais oublié. » A vrai dire, il ne « baissa » guère. Quarante-deux réimpressions survenues au cours du XVIIe siècle en témoignent assez. Quant au XIXe siècle, on y peut compter plus de cent éditions, grandes ou petites, de La Bruyère, que domine toutes le monument définitif élevé par M. Servois dans la Collection des Grands Écrivains de la France. Tout cela, mis bout à bout, paraîtra un peu inférieur au succès de tel roman ou de telle pièce à la mode, mais en réalité vaut beaucoup mieux : il est inutile, je pense, de dire pourquoi. A toutes ces éditions françaises il faut ajouter au moins une quinzaine de traductions étrangères, et tout un flot d'ouvrages composés à l'imitation directe des Caractères M. Servois en a compté cinquante jusqu'en 1827. L'abbé de Villiers, le chartreux Bonaventure d'Argonne, l'avocat Brillon dès le vivant de La Bruyère ou dans les années qui suivirent sa mort, excellèrent dans ce genre de litté rature qui sent fortement le plagiat ou la contrefaçon. On vit naître alors des Théophrastes modernes, des Théophrastes nouveaux et des Suites de Théophraste, et je ne sais combien de Caractères ou mœurs de ce siècle. Les plus inoffensives de ces imitations sont à coup sûr le Petit La Bruyère à l'usage de l'adolescence, le La Bruyère des demoi

selles et le La Bruyère des domestiques dus à l'honnête plume de Mme de Genlis ou de ses amies. Il faudrait mentionner aussi les éloges et les critiques, les notices et les études de toute sorte qui depuis deux siècles ont été publiées sur les Caractères, et en particulier les apologies ou les satires qui, pendant une dizaine d'années, firent rage autour dn livre, depuis l'article du Mercure qui ouvrit le feu en 1693 jusqu'à la Défense de Coste en 1702 qui marque à peu près la fin du débat, sans compter les Mélanges de Vigneul-Marville, les Sentiments critiques de Brillon, et l'Apologie du même Brillon, deux fois avocat en cette circonstance.

Des quelques pages modestement dissimulées en 1688 derrière la traduction du Grec Théophraste devaient sortir plusieurs centaines de volumes, toute une littérature. Habent sua fata libelli. Peu de livres ont vécu d'une vie aussi continue et aussi intense dans l'histoire des lettres. Il faut dire que peu de livres ont jamais possédé à un égal degré ce qui conserve l'écrit à travers les âges, à savoir la diligence de la forme et la richesse du fond. Celuilà avait la rare fortune d'exprimer tout un homme, toute une société, et beaucoup des aspects éternels de l'humaine nature.

Il nous faut maintenant revenir aux dernières années de La Bruyère, à cette courte période où, enfin sorti de sa longue obscurité, il prend place parmi les grands écrivains du règne. Dans le combat qu'il dut alors soutenir, son livre fut encore son arme la meilleure, presque la seule, demeurée jusqu'au bout vaillante et fidèle.

« PreviousContinue »