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de ces badinages à la Scarron auxquels le grave moraliste ne dédaignait pas de sacrifier.

Le temps hier se couvrit et menaça de la pluie toute l'après dinée; il ne plut pas néanmoins; aujourd'hui il a plu; s'il pleuvra demain ou s'il ne pleuvra pas, c'est, Monseigneur, ce que je ne puis décider, quand le salut de l'Europe devrait en dépendre je crois avec cela, moralement parlant, qu'il tombera un peu de pluie, et que, dès que la pluie aura cessé, il ne pleuvra plus, à moins que la pluie ne recommence....

De Voiture, vers 1630, cela peut-être eût semblé charmant, mais de l'auteur des Caractères, en 1695, cela étonne un peu.

Ces alternatives d'humeur sombre et de joie discordante étaient l'indice d'un cœur troublé. Philosophe, La Bruyère l'a sans doute été, ainsi qu'il se plaisait à en prendre le titre, mais non point philosophe serein, planant au-dessus des petites misères d'ici-bas. Il eut une âme passionnée, enthousiaste, ambitieuse et timide à la fois, qui souffrait de n'être pas toujours appréciée à sa juste valeur. Valincourt a sur lui un mot qui en dit long : « Pendant tout le temps qu'il a passé dans la maison de M. le Duc, on s'y est toujours moqué de lui ». Sans doute on l'estimait aussi, et on le regretta sincèrement quand il ne fut plus là. Mais le mal était fait mille petites piqûres avaient formé une plaie qui ne guérit jamais. S'il est vrai que « le mérite console de tout », La Bruyère avait de quoi se consoler les lettres, les bonnes lettres lui offraient un refuge par elles il connut en effet des joies solides, auxquelles se mêlèrent encore quelques amertumes.

3. LES « CARACTÈRES >>

En mars 1688, à Paris, chez Estienne Michallet, premier imprimeur du Roy, rue Saint-Jacques, à l'Image Saint-Paul, parut, avec un privilège de Sa Majesté, un livre in-12" intitulé: Les Caractères de Théophraste, traduits du grec. Avec les Caractères ou les Mours de ce siècle. Le volume s'ouvrait par un Discours sur Théophraste; puis se développait, en belle place et en large impression, la traduction du moraliste grec; enfin dans les deux cents dernières pages s'entassaient modestement les Caractères ou les mœurs de ce siècle. Le nom de l'auteur, comme il arrivait souvent alors, était absent du titre, mais tout le monde le citait c'était celui de M. de La Bruyère, gentilhomme de M. le Prince.

Aucun écrivain n'a été au même degré que La Bruyère l'homme de son livre pour bien connaître l'un il faudrait ne rien ignorer de ce qui concerne l'autre. On ne doit donc pas s'étonner si l'histoire des Caractères est enveloppée de quelque obscurité, comme celle de son auteur.

Tel qu'il s'offrait aux lecteurs de 1688 cet ouvrage était une simple traduction, suivie de remarques. On sait l'importance que prirent dans la suite ces essais, d'abord timidement rejetés à la fin du volume. Mais on peut se demander quelle fut la genèse véritable du livre et si, dans l'ordre authentique de la composition, les Caractères grecs précédèrent effectivement les Mœurs de ce siècle. L'auteur a prétendu n'avoir ajouté son œuvre personnelle à celle du

vieux philosophe que « dans l'esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens ». Ainsi les mœurs de Paris devaient servir de passeport à celles d'Athènes : mais il n'a pas dit qu'il n'y eut songé qu'après coup, et je crois bien qu'il ne pouvait pas le dire.

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Le livre est là pour témoigner du contraire. Si La Bruyère avait commencé par la traduction de Théophraste, le restant de l'œuvre s'en fût assurément ressenti: or on n'y peut relever aucune trace d'imitation c'est seulement dans les éditions postérieures à 1688 que l'on découvre quelques analogies de manière et de tour avec le moraliste grec. De plus on a remarqué qu'en certains passages l'auteur fait allusion à des événements vieux de dix et même de vingt ans. Au lieu de supposer qu'il s'est souvenu en 1688 de telle circonstance de 1678 ou de 1668, n'est-il pas plus simple de croire qu'il a noté ces choses en leur temps, ou du moins à une époque où le souvenir en était encore récent? Le magistrat Poncet de la Rivière (mort en 1681) ayant publié en 1677 un ouvrage moral « rare par le ridicule », j'imagine que La Bruyère n'a pas attendu dix ans pour inscrire le fait sur ses tablettes et pour rédiger le célèbre paragraphe : « C'est un métier que de faire un livre... »

Mais voici des preuves morales qui semblent bien démontrer l'antériorité des Caractères de ce siècle. Un livre comme celui-ci n'a pas pu être écrit vite. En effet il ne s'agit pas ici d'un roman, ni d'une tragédie, ni d'un traité, qui a un plan défini, un objet unique, et qui exige de l'esprit une opération

synthétique, c'est-à-dire assez courte. Ce sont des remarques sur les objets les plus divers, des observations faites de côté et d'autre, des pensées qui demandent à l'esprit qui les conçoit et à la plume qui les fixe une mise en train toujours nouvelle. De plus ce style est le moins improvisé des styles: on le reconnaît à l'importance que l'écrivain donne aux mots, à la place qu'ils occupent, aux retouches qu'il leur fait subir. Cet homme scrupuleux, qui a passé des années à améliorer son œuvre après l'avoir donnée au public, n'a sans doute pas commencé par l'écrire d'un seul jet, mais il lui a consacré nombre de veilles laborieuses.

Précisons davantage, s'il est possible. Ce n'est pas du jour où La Bruyère eut achevé l'éducation de son élève (déc. 1686) qu'il conçut et commença son livre. Ce n'est même pas du jour (août 1684) où il était entré dans la maison des Condé. Il faut remonter plus haut encore, à cette époque d'obscurité et de loisir, où il put observer à son aise les gens et les choses, surtout ce monde moyen dont il était, et qui constitue, mieux encore que la cour de Chantilly ou celle de Versailles, le grand répertoire de la comédie humaine. S'il lui est alors venu l'idée de fixer ses méditations sous la forme d'une maxime ou d'une pensée, c'est sans doute parce que vers ce moment-là deux livres avaient paru, qui s'imposaient à l'attention des moralistes : l'un était les Maximes et Réflexions de La Rochefoucauld (1665-1678), l'autre les Pensées de Pascal que Port-Royal venait d'éditer (1670). La Bruyère s'est vivement défendu de les avoir voulu imiter. Il n'a pas imité, c'est

entendu; mais il a profité. Il n'a « suivi aucune de ces routes », il a fait autre chose; mais ce qu'il a fait, l'eût-il fait tout seul, eût-il même songé à le faire?

Dès lors bien des choses s'expliquent dans la vie mystérieuse de La Bruyère. Nous savons à quoi il a employé ces quinze années qui nous paraissent si vides; nous savons ce qu'il faisait dans la petite chambre, proche du ciel, où d'Argonne le visita, et quel était cet élixir de méditation qu'il distillait dans l'esprit des survenants. Nous comprenons mieux pourquoi cet original, ce sauvage est entré chez les Condé il voulait continuer son livre. Il y avait un milieu important dans lequel il n'avait pas pénétré et qu'il lui fallait observer pour bien connaître l'homme de son temps. Nous comprenons mieux aussi pourquoi il y est demeuré : il voulait finir son livre; et, comme un pareil livre ne peut jamais être fini, La Bruyère est resté toujours.

Il serait donc assez vain de chercher à rapporter à une année plutôt qu'à une autre la composition des Caractères. Un homme qui a connu La Bruyère, et qui aurait bien voulu passer pour son disciple, l'avocat Brillon, nous a laissé en 1696 ce témoignage très net « Je surprendrais bien des personnes si je leur disais que l'auteur de l'ouvrage en ce siècle le plus admiré a été dix ans au moins à le faire, et presque autant à balancer s'il le produirait ». Cela reporterait le premier dessein du livre aux environs de 1668, c'est-à-dire au temps même des Maximes et des Pensées. Ne prenons point à la lettre tous ces calculs. Il suffit de constater que les Caractères ne sont pas un ouvrage comme un autre : ils n'ont pas

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