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tard et de n'avoir eu qu'à glaner dans un champ déjà moissonné nous devons au contraire nous réjouir pour lui que tout ait été dit vers 1688 et qu'il n'ait pas cherché à nous donner après coup quelques odes ou quelques tragédies de plus. Car il a fait mieux: il a établi le bilan littéraire et moral de l'époque qui finissait, et déjà, par la vertu propre de son talent, et aussi grâce à l'évolution indéfinie des choses, il réorganisait et reformait les éléments dissociés pour une nouvelle marche en avant. Il croyait n'assister qu'à une fin, et déjà à cette fin était mêlé un recommencement. Là se trouve l'intérêt si particulier de son œuvre et tout le secret de sa durable jeunesse.

Quoiqu'il ait pensé de lui-même, La Bruyère a été un homme heureux. S'il a eu à se plaindre parfois de ses contemporains, la postérité l'a justement dédommagé de leurs mépris. Après deux siècles écoulés, tout nous plaît encore en lui, jusqu'à son air un peu gêné et contraint, sa mélancolie hautaine, sa timidité ombrageuse : nous aimons à reconnaître en lui un esprit indépendant et libéral, égaré dans un siècle d'autorité. Nous lui réservons dans l'histoire des lettres une place bien à part, sur le versant du XVII° siècle. Il appartient encore à son temps, puisqu'il n'a pas connu le doute, les grandes luttes, les ambitions, les illusions, et aussi certaines misères morales qui seront le lot de l'àge suivant : il est encore classique, monarchiste et chrétien. Mais il est sur le bord extrême de toutes ces croyances, et déjà dans son assurance percent de secrètes inquiétudes. Nous le voyons qui s'étonne et qui cherche, et

qui bien souvent tourne ses regards vers nous. Nous sentons que ce fidèle sujet de Louis XIV eût compris beaucoup des choses de notre temps : et c'est de cela que nous lui savons le plus de gré.

S'il n'est pas tout à fait au rang de nos plus grands écrivains, il reste assurément un des plus précieux que nous possédions. Peut-être même a-t-il été le plus intelligent, celui qui, sous la relativité extrême des opinions, des modes et des usages qu'il s'est plu à observer, a le plus nettement démêlé le caractère de l'homme éternel. Il a été vraiment digne de tout comprendre et d'être compris de tous. Aussi devrat-on lui réserver toujours une place d'honneur dans l'éducation des esprits. Aucun de nos écrivains de France n'est plus riche en enseignements et en exemples que cet excellent ouvrier d'art, de pensée et de moralité. A défaut d'un rôle plus éclatant, il joue dans notre littérature celui d'une utilité de génie. Ce n'est certes pas en médire que de le juger ainsi : car telle est bien, semble-t-il, la part de gloire à laquelle il a aspiré.

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