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ouvrir, et qu'une

à l'Hôtel de..... Il n'y avait qu'une porte chambre proche du ciel, séparée en deux par une légère tapisserie. Le vent, toujours bon serviteur des philosophes, courant au-devant de ceux qui arrivaient et retournant avec le mouvement de la porte, levait adroitement la tapisserie et laissait voir le Philosophe, le visage riant et bien content d'avoir occasion de distiller dans l'esprit et le cœur des survenants l'élixir de ses méditations.

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Cela veut être à la fois spirituel et méchant : mais quel charmant tableau, pour qui sait l'apprécier, a tracé bien à son insu l'envieux Vigneul-Marville! La Bruyère dans une mansarde, presque dans un grenier romantique! Il n'avait plus vingt ans, il n'avait pas de Lisette, mais il devait y être heureux : il avait le visage riant, lui qui ne saura pas souvent sourire il méditait, il écrivait déjà.. Sur quel sujet ? D'Argonne le dit à la page suivante : « Il a été longtemps à étudier, sur les bancs du Luxembourg et des Tuileries, la Cour et la Ville ». Voilà sans doute pourquoi il n'est pas resté au barreau et pourquoi il négligeait le bureau des finances de Caen. Il avait mieux à faire il flânait, il observait, il contemplait la vie, il amassait les trésors qu'il devait employer plus tard. Il ne publiait pas encore : car dans ces temps lointains on croyait que c'était un « métier » de faire un livre, et nul ne se figurait le savoir avant de l'avoir appris. Mais déjà il s'essayait, déjà il distillait, comme le dit si bien l'unique témoin de son labeur. Années obscures et fécondes, où grandissaient loin du monde le génie indépendant, le caractère un peu sauvage du futur écrivain.

Mais voici qu'aux alentours de la quarantième année va se produire dans l'existence de La Bruyère

un événement important, le premier, le seul de sa vie, pour ainsi dire, et qui va décider du livre qu'il portait déjà dans sa tête. De l'ombre où il s'était jusqu'alors jalousement retranché, le philosophe va, sinon paraître en pleine lumière, du moins se glisser furtivement sur les côtés de la scène où se jouait la grande comédie du siècle. Il entre chez les Condé.

2. CHEZ LES CONDÉ

Ici encore il faut nous résoudre à ignorer bien des choses que nous aimerions savoir et qui nous aideraient à comprendre l'homme et l'œuvre. Pourquoi La Bruyère entra-t-il comme précepteur chez les Condé ? Rien dans son passé ne semblait le prédisposer à cette vie d'exception: tout semblait plutôt devoir l'en détourner. Il avait arrangé depuis longtemps son existence : il était libre, il pouvait philosopher et écrire à son aise, il n'avait guère la vocation du professorat, et il aimait médiocrement les enfants. Dès lors, quel mobile secret put bien le pousser à entrer si tard en domesticité auprès des grands et à se vouer, chose toujours périlleuse, à l'éducation d'un prince? Avait-il subi quelque revers de fortune qui le forçât de songer à un solide établissement? On l'ignore. Céda-t-il, lui, le robuste plébéien, à la vaine séduction d'avoir son entrée à la cour? C'est peu probable. Fut-ce par curiosité philosophique, par désir de voir et d'entendre un monde qui lui était fermé et de compléter ainsi son enquête sur la société du temps? Peut-être. Mais je ne serais

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pas éloigné de penser qu'il s'est mêlé aussi à tout cela un léger grain d'ambition. Les moralistes, si détachés qu'ils paraissent, sont parfois des ambitieux à qui l'occasion ou la volonté a manqué. Ambition déçue chez La Rochefoucauld et Saint-Simon, ambition immolée chez un Pascal, qui, s'il n'eût été un grand apôtre, aurait sans doute rêvé d'être un grand capitaine car il faut voir de quel ton il a parlé de gloire et d'amour dans certaines œuvres de jeunesse. L'ambition de La Bruyère n'avait rien assurément que de noble; elle ignorait l'intrigue et les bas calculs; elle était fière et un peu ombrageuse, fondée sur une claire estime de soi. Celui qui a écrit sur le Mérite personnel ne se jugeait inférieur à aucune tâche généreuse. Voilà sans doute pourquoi 'il ne bouda pas la Fortune, lorsqu'elle se présenta d'elle-même, un peu tardivement, à lui, et, l'occasion de se produire étant offerte, il l'accepta.

Il avait d'ailleurs, à ce qu'on a prétendu, une illustre caution. C'est Bossuet, au dire de l'abbé d'Olivet, qui le fit entrer chez les Condé. Aucun des contemporains n'a mentionné le fait, et rien ne prouve que La Bruyère ait connu Bossuet dès cette époque. Nous savons seulement qu'il le fréquenta plus tard à Chantilly et qu'il en fut apprécié; nous savons d'autre part, d'après Fontenelle, que << Bossuet fournissait ordinairement aux princes les gens de mérite dans les lettres dont ils avaient besoin ». Souhaitons que d'Olivet ait dit vrai : car la chose n'a rien d'invraisemblable, elle fait honneur au protégé comme au protecteur, et il serait à coup sûr regrettable qu'il n'en ait pas été ainsi. Ces rai

sons sont-elles suffisantes? Elles ont suffi du moins à presque tous les biographes de La Bruyère.

Le philosophe va donc quitter sa mansarde pour habiter chez les Altesses. Il y aura deux logis : l'un à Paris, près du Petit-Luxembourg, à l'Hôtel de Condé, qui était situé entre la rue Monsieur-lePrince, la rue Condé et le carrefour de l'Odéon actuels; l'autre à Chantilly, dans cette belle demeurc des Montmorency, devenue en ces temps derniers, grâce à la libéralité du duc d'Aumale, la propriété de l'Institut de France. Elle était alors encore plus somptueuse : le grand château existait, le parc était intact, ce parc merveilleux, jadis célèbre par les fêtes princières qui s'y donnaient, illustre aujourd'hui parce que dans quelques-unes de ces allées retirées Bossuet et Condé ont souvent devisé.

Les habitants du lieu, il faut bien l'avouer, étaient moins admirables.

Mettons vite à part le grand aïeul, le vainqueur de Rocroi, qui partageait son temps entre Chantilly et Saint-Maur. Monsieur le Prince avait quitté les camps en 1675 après une dernière campagne sur le Rhin. Il aimait peu la cour, où il déplaisait par son inélégance et par sa liberté d'allures; à la société des courtisans il préférait celle des littérateurs et des savants. Au reste ce héros retraité, ce sage, n'avait rien du «< bon vieillard » qui sera si fort à la mode au siècle suivant. Emile était « un homme vrai, simple, magnanime, auquel il n'a manqué que les moindres vertus ». S'il possédait les autres, celles-là du moins lui manquaient bien il était bizarre,

entêté, impérieux, difficile à vivre, surtout dans sa famille. Mais il était le grand Condé.

Son fils, M. le duc d'Enghien, était également dénué de ces « moindres vertus » en même temps que de quelques autres. Il avait déçu les espérances de son glorieux père qui eût voulu en faire un héros digne de lui mais l'éducation n'avait pu triompher des aspérités de la nature. Il faudrait pouvoir citer en entier le portrait si vivant, si criant de vérité qu'en a tracé Saint-Simon :

Jamais tant de talents inutiles, tant de génie sans usage.... Uniquement propre à être son bourreau et le fléau des autres.... fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maître détestable, sans amitié, sans amis, incapable d'en avoir, jaloux, soupçonneux....; colère et d'un emportement à se porter aux derniers excès,.... tenant tout chez lui dans le tremblement....

Le marquis de Lassay, qui l'a bien connu, a dit de lui « Avare, injuste, défiant... craint de tout le monde, haï de ses domestiques, et l'horreur de sa famille ». Sa femme était son habituelle victime : injures, coups de pieds, coups de poings n'étaient pas rares. C'était sa façon, à ce fils du grand Condé, de gagner des batailles.

L'épouse souffre-douleurs était Anne de Bavière, une des deux filles d'Anne de Gonzague, princesse de Clèves. Elle était « également laide, contrefaite et vertueuse », dit Saint-Simon; ajoutons qu'elle était instruite, modeste, pieuse, victime obscure d'un brutal époux, Bossuet a peut être fait une courageuse allusion à cet enfer domestique lorsque dans l'Oraison de la Palatine (en 1685) il a dit de la

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