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trait du joueur ou de la joueuse de son temps, qui manque à la collection des caractères, et dont Regnard ne laissera qu'une trop spirituelle et légère esquisse. De même il eût pu marquer d'un trait plus fort les chevaliers à la mode en quête de riches. bourgeoises sur le retour: mais il abandonnait sans doute aussi cette matière aux auteurs comiques. Il a couru au plus pressé : c'est à la peinture de l'homme d'argent lui-même qu'il a consacré tous ses soins d'artiste et son indignation d'honnête homme.

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Là du moins il venait le premier seul Boileau, dans quelques vers de la vine satire, avait osé dénoncer la puissance naissante des financiers, mais il ne l'avait fait qu'en termes fort généraux. La Bruyère va les démasquer et les marquer au fer rouge.

Qu'étaient ces P. T. S. que l'auteur des Caractères a désignés, tantôt sous leur nom, tantôt sous ces transparentes initiales? C'étaient les partisans, traitants ou sous-traitants, fermiers ou sous-fermiers, ou simples<< donneurs d'avis », tous ceux qui prenaient à ferme les revenus du roi, c'est-à-dire vivaient sur le peuple qu'ils pressuraient de leurs exactions et qu'ils s'ingéniaient à faire accabler de taxes nouvelles. Ils venaient on ne sait d'où, bourgeois enrichis, ou bien laquais engraissés dans des emplois subalternes, et qui apportaient dans leur besogne toute l'âpre insolence des parvenus. Comme ils tenaient en main les finances de l'État, les grands les flattaient, pour réparer à leur contact les brèches de leurs fortunes, et le roi lui-même, parfois jaloux de leurs « scandaleuses dorures », les crai

gnait, car il en avait besoin. L'époque de la Ligue d'Augsbourg et de la guerre de la succession d'Espagne fut l'âge d'or des partisans à eux seuls profitèrent les désastres de la France. Quand La Bruyère parle de ces âmes sales pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, capables d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir et de ne point perdre... », c'est à eux surtout qu'il songe. Ailleurs il les nomme, avec un haut-le-cœur et un dégoût profond d'honnête homme :

Si vous entrez dans les cuisines,... si vous examinez en détail tous les apprêts des viandes qui doivent composer le festin qu'on vous prépare, si vous regardez par quelles mains elles passent, et toutes les formes différentes qu'elles prennent avant de devenir un mets exquis;... si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés! quel dégoût!.... De même n'approfondissez pas la fortune des partisans.

Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.

En effet, voyez-les tous. Sosie a passé de la livrée par une petite recette à une sous-ferme; il s'est élevé à quelque grande fortune sur la ruine de plusieurs familles : le voici nobie, même homme de bien et marguillier de sa paroisse. Sylvain est seigneur de l'endroit où ses aïeux payaient la taille : « Il n'aurait pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est son gendre ». De même Dorus, Chrysippe et tant d'autres. Ergaste est un incomparable donneur d'avis « Il exigera un droit de ceux qui boivent l'eau de la rivière ou qui marchent sur la terre ferme; il sait convertir en or jusques aux roseaux, aux joncs et à l'ortie ». Champagne, « au sortir d'un dîner qui

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lui enfle l'estomac et dans les douces fumées du vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province, si l'on n'y remédiait ». Mais y remédie-t-on toujours ? Crésus n'a pas laissé de quoi se faire enterrer, il est mort insolvable, sans médecin ni curé : oui, mais, en attendant, il a joui des immenses richesses qu'il avait volées, il les a épuisées par le luxe et la bonne chère. Et pour un Crésus qui finit mal, combien d'autres vivent et meurent en odeur de sainteté, non seulement eux, mais leurs femmes! Arfure, cette fière bigote, cheminait seule autrefois pour aller à l'église et était mal placée pour entendre le sermon du carme ou du docteur. Mais aujourd'hui, quel changement!

Son mari est entré dans le huitième denier quelle monstrueuse fortune en moins de six années! Elle n'arrive à l'église que dans un char, on lui porte une lourde queue; l'orateur s'interrompt pendant qu'elle se place; elle le voit de front, n'en perd pas une seule parole, ni le moindre geste : il y a une brigue entre les prêtres pour la confesser tous veulent l'absoudre, et le curé l'emporte.

Ainsi La Bruyère évoque à nos yeux tout un monde nouveau que ses prédécesseurs avaient à peine entrevu et que les auteurs vont largement exploiter après lui. Les Fauconnets, les Georges, les Bourvalais et les Bernards deviennent d'importants personnages avec lesquels il faudra compter désormais dans la littérature comme dans l'État. Au siècle suivant ils se reconnaîtront en M. Turcaret ou même dans le paysan parvenu de Marivaux. Au XIXo, une fois dissipée la noble illusion romantique, ils se retrouveront partout dans la

comédie et dans le roman : ils s'appelleront Mercadet chez Balzac, Maître Guérin ou Vernouillet chez Augier, Rougon chez Zola, Lechat chez M. Mirbeau. Mais tous, quel que soit leur rang dans la société, leur degré d'avidité ou d'effronterie, la forme et la diversité de leurs appétits, ils sont les descendants de ces hommes de proie que La Bruyère a le premier stigmatisés et mis tout vivants dans son livre.

Tout à la fin du chapitre des Biens de fortune se dressent, comme deux statues au fond d'une galerie de tableaux, les saisissants portraits de Giton et de Phédon, qui sont peut-être dans toute l'œuvre de La Bruyère ce que le public connaît le mieux et admire le plus. Ce gros homme encombrant, qui sue ingénûment l'or et l'égoïsme, et ce pauvre hère famélique et craintif, qui ose à peine s'asseoir sur le bord d'un siège, n'incarnent pas seulement le Riche et le Pauvre de tous les temps ils sont aussi en un sens de véritables symboles sociaux qu'il faut replacer dans leur siècle et dans leur milieu. Ils sont le riche et le pauvre de ce monde moderne qu'entrevoyait La Bruyère, où la concurrence humaine s'est faite plus âpre, et où l'argent est devenu le seul dispensateur des biens et des honneurs.

4. LA COUR, LES GRANDS, le roi

Malgré la puissance croissante de l'argent qui la mine sourdement par la base, la vieille société conserve tout son éclat extérieur : jamais, à vrai dire, elle n'a brillé d'une splendeur plus vive Un lieu sur

tout attire les regards et s'impose à l'admiration de l'univers c'est la cour de France. Son prestige est encore immense à cette époque les temps du Mariage de Figaro ne sont pas venus. Ce petit pays situé à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle et à plus d'onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons » exerce une véritable fascination jusque sur les parties les plus reculées du royaume :

Xantippe, du fond de sa province, sous un vieux toit et dans un mauvais lit, a rêvé qu'il voyait le prince, qu'il lui parlait, qu'il en ressentait une extrême joie. Il a été triste à son réveil, il a conté son songe et il a dit : « Quelles chimères ne tombent pas dans l'esprit des hommes pendant qu'ils dorment! >>

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La Bruyère, petit bourgeois de Paris, a vécu ce rêve il a pénétré et il a vu. Il était admirablement placé pour comprendre. Il était de la cour juste assez pour s'y mouvoir librement, pour ouvrir ses yeux à tous les spectacles, ses oreilles à toutes les paroles, et pour se glisser partout en témoin dédaigné et attentif. Il n'apportait d'ailleurs aucun préjugé de race, aucune de ces terribles colères à la Saint-Simon, aucune jalousie ni ambition inavouées. Il n'avait non plus au fond du cœur aucun sentiment général d'hostilité ni de révolte, et il était fort éloigné, quand il se promenait sous les ombrages de Marly, de songer par avance aux « principes de 89 ». Même il subissait un peu de cet impérieux ascendant, qu'il nous est facile de railler aujourd'hui, mais auquel un homme du xvIIe siècle, fût-il le plus indépendant des philosophes, ne pouvait entière

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