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L'auteur, en maître ouvrier, a soigné le commencement et la fin des chapitres. Celui des Ouvrages de l'esprit est intentionnellement encadré entre deux sentences qui se complètent l'une l'autre et éclairent vivement tout l'entre-deux. Ailleurs ce sont des exordes impérieux ou insinuants, ou des conclusions acérées qui ramassent en belle place la pensée de l'auteur vrais mots de la fin qui dénotent le polémiste. Plus on étudie le livre, plus on se convainc que les chapitres forment chacun un discours à part, où les arguments sont rangés dans l'ordre le plus habile et le plus persuasif. Il semble parfois que nous pourrions intervertir sans dommage ces matériaux épars : mais prenons garde d'ébranler et de bouleverser à notre insu l'édifice. Cherchons plutôt à comprendre car nous ne saurons jamais toutes les intentions qu'a eues l'auteur des Carac

tères.

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Rétrécissons encore le champ de notre observation dans chaque portrait, dans chaque paragraphe apparaît, à qui veut ou sait l'y chercher, le soin extrême qui a veillé à l'arrangement des moindres détails. C'est alors que le mot fameux de l'auteur sur le « métier » d'écrivain paraît juste ce n'est pas une pendule, c'est une infinité de pendules que son art ingénieux a fabriquées et montées avec une précision admirable. Giton, Phédon, Zénobie, Cydias, Onuphre, le Fleuriste, et tant d'autres sont à la fois des parties et des touts également achevés. Ce sont bijoux artistement enchâssés, qui prêtent leur éclat au dehors, qui le reçoivent aussi des pièces voisines, et qui, séparés du riche milieu où ils se trouvent,

conservent encore tout leur prix. On en pourrait dire presque autant de toutes les phrases du livre de La Bruyère. Chaque chose y fait valoir les autres et vaut par elle-même; rien n'y est indifférent : on en vient presque à regretter que le génie trop attentif de l'auteur ne vous laisse aucun répit et n'ait pas quelquefois sommeillé, comme celui du bon Homère.

Chose curieuse à mesure que nous pénétrons dans le détail de l'œuvre, l'ordre augmente. Approchons-nous tout nous semblera combiné et ajusté avec un art impeccable. Mais éloignons-nous un peu pour juger de l'ensemble: alors les lignes sont moins nettes et certains contours semblent s'effacer. Par un pur effet d'optique le fini extrême du détail nuit à l'effet total, soit qu'il détourne trop à son profit l'attention du lecteur, soit qu'il égalise et détruise ainsi la valeur respective des objets. C'est à la loupe que La Bruyère a travaillé : c'est toujours à la loupe qu'il conviendrait de l'examiner pour l'apprécier justement.

5. LE STYLE

Quand on étudie La Bruyère on s'aperçoit bien vite que dans son œuvre la question du style prime toutes les autres. On a affaire à un écrivain plus encore qu'à un moraliste. Aussi le style est-il ce qu'on a le plus loué et le plus critiqué en lui depuis deux siècles. Ménage, avant de mourir, salue avec enthousiasme cette « façon d'écrire toute nouvelle », cette << force » et cette « justesse d'expression », cet

art de « dire en un mot ce qu'un autre ne dit pas aussi parfaitement en six ». A quoi Vigneul-Marville répond par une longue et vive diatribe: il nie la nouveauté de ce style, qu'il déclare ridicule, impropre, disproportionné avec le sujet, toujours trop relevé ou trop bas : il est « non formé ». Au xvine siècle Voltaire loue ce « style rapide, concis, nerveux », ces « expressions pittoresques », cet « usage tout nouveau de la langue, mais qui n'en blesse pas les règles ». Cependant l'abbé d'Olivet et Suard font des réserves. Au xixe siècle bien des critiques en ont excellemment parlé et en sens divers : Stendhal, Sainte-Beuve, Vinet, Prévost-Paradol, Nisard, de Sacy; de nos jours MM. Faguet, Lemaître, Rébelliau, Pellisson, Hémon et bien d'autres. Tous s'accordent à voir dans l'écriture de La Bruyère la marque la plus personnelle de son génie.

Cette nouveauté, qui a plu et déplu tour à tour aux critiques, consiste surtout en ceci : l'auteur a mis de l'esprit dans son style. Mais quel esprit? Le mot a besoin d'être défini, car il comporte des sens divers.

La Bruyère l'a maintes fois employé, il l'a inscrit dans le titre du premier et du dernier chapitre de son livre. Mais il lui conserve presque toujours le sens très général que Pascal lui avait donné et qu'on lui donnait encore. L'esprit, c'est alors l'ouverture et la capacité de l'intelligence, la source des bons ouvrages et de la belle conversation; c'est ce que les grands, malgré leur puissance, et les financiers, malgré leur or, ne peuvent acquérir; ce n'est point simplement le talent, car

<< entre esprit et talent il y a la proportion du tout à sa partie >> : c'est la raison même, droite et vive, qui comprend, juge, conçoit et exprime : c'est «< ce qu'il y a eu chez Corneille de plus éminent » et c'est sans doute ce qu'on ne rencontre pas chez Théobalde. La Bruyère a possédé de cet esprit, mais là n'est pas l'originalité propre de son style.

Il est un autre esprit, qui dépend du premier, et que Voltaire a joliment décrit dans un article de son Dictionnaire :

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C'est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ici l'abus d'un mot qu'on présente dans un sens mais qu'on laisse entendre dans un autre, là un rapport délicat entre deux idées peu communes; c'est une métaphore singulière...; c'est l'art ou de réunir deux choses éloignées ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre;... c'est celui de ne dire qu'à moitié sa pensée pour la laisser deviner.... etc.

Esprit tout de finesse et de montre, qui peut à l'occasion faire valoir l'autre, mais qui peut s'en passer aussi, et croit volontiers se suffire à lui-même. Voltaire en a possédé plus qu'homme au monde, et par cela même a paru avoir de l'autre un peu moins qu'il n'avait. Corneille, Racine, Pascal, Molière en étaient pourvus, mais l'ont généralement dédaigné, ayant mieux à faire que de le montrer. Dans les Caractères on sent cet esprit qui monte et qui pétille, ainsi qu'un vin mousseux.

Le plus piquant, c'est que La Bruyère en a souvent médit : car il y a en lui un classique, très sévère sur les principes. Il n'aime pas plus le << gothique » dans l'écriture que dans l'architecture: il vante la régularité dans le style, l'ordre syntac

tique ; il blâme les « mots aventuriers » ; il a horreur des gens qui veulent parler trop finement, qui mettent de l'esprit dans les sermons, ou qui, dans les conversations, « ne suivent en parlant ni la raison, ni l'usage », qui cherchent à trop bien dire, et qui, ayant à conter une simple nouvelle, en font un roman. Il condamne sévèrement les précieux pour avoir eu un esprit « où l'imagination avait trop de part »; et il édicte cette règle qui devait réjouir le cœur du vieux Boileau :

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Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos écrits.... Nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre juge

ment...

Certes il n'a pas tort: mais cette rigueur surprend un peu d'un écrivain tel que lui. N'emploie-t-il jamais de ces mots aventuriers, venus on ne sait d'où, qui courent librement fortune sous sa plume? «< Mots aventuriers » semble même, sans aller chercher plus loin, une expression assez aventurière. N'a-t-il point l'esprit de roman, celui qui nous a si joliment conté l'histoire d'Émire, et qui à chaque page note et figure à nos yeux tant de pittoresques détails? Quant à l'imagination, elle est partout dans les écrits et dans le style de La Bruyère. Elle se montre dans l'emploi constant qu'il fait des « termes transposés et qui peignent vivement », c'est-à-dire des métaphores, qui sont, dit-il, la marque des esprits justes et qu'il préfère de beaucoup aux antithèses. Elle éclate dans l'imprévu du tour et la fantaisie savoureuse des termes. Tandis que les purs classiques ne disent que ce qu'ils ont à dire, de la façon

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