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de celui de M. Esprit. La Bruyère n'a jamais été chez la marquise : mais le genre de la maxime était encore en vogue au moment où il commença à écrire toute la partie sentencieuse de son ouvrage en procède directement. Seulement les réflexions du bourgeois moraliste n'ont point un aussi grand air que celles du noble duc elles sont d'un tour plus varié, d'une imagination plus libre, d'une écriture plus soignée : elles sentent l'homme de lettres.

Dans ce livre il n'y a pas que ces fruits un peu amers de la sagesse humaine; on y rencontre aussi maint parterre de fleurs vives et colorées. A côté des maximes générales on trouve des remarques particulières, des personnages et des faits. La Bruyère n'a pas inventé non plus cette façon de moraliser. Avant lui Montaigne avait déplu à quelques-uns parce qu'il faisait « trop d'histoires ». La Bruyère aussi fait beaucoup d'histoires, mais il leur donne la forme spéciale du caractère.

Si dans les «< caractères » du livre de La Bruyère Théophraste a été pour quelque chose, nos romanciers, nos épistoliers, nos auteurs comiques et jusqu'à nos sermonnaires y sont assurément pour beaucoup. Il est impossible de n'y pas reconnaître une manifestation de ce goût pour les « portraits » qui est un des signes distinctifs de l'époque.

L'Astrée, d'où a découlé toute la littérature mondaine, les avait inaugurés. Puis le précieux s'était vite emparé d'une mode qui lui convenait si bien. Tous les romans parus de 1620 à 1660 foisonneut de portraits romans idéalistes et romans réalistes, ceux-ci n'étant guère que l'envers de ceux-là, et le

burlesque une transposition du précieux. Mlle de Scudéry et Scarron rivalisent sur ce terrain : les portraits de la Clélie, si délicatement estompés, ne le cèdent qu'à ceux du Roman comique, saisissants de vie et de relief. La grande Mademoiselle, dans les divertissements de la Cour de Saint-Fargeau, élève le portrait à la dignité d'un genre et publie le recueil de 1659 : c'est l'époque des « galeries » de portraits. Chacun se peint et peint son voisin, au physique et au moral, à visage découvert ou masqué, en buste ou en pied, de face, de profil ou de trois-quarts, pour critiquer ou pour louer, pour louer surtout, et plus encore pour faire valoir la finesse et les grâces de son propre esprit. Segrais et Huet se font les hérauts du genre: Mme de Maure, Mme Cornuel, tous les beaux esprits de salon, toutes les chères et les incomparables y excellent. Les attaques de Boileau contre le précieux n'entament point la vogue du portrait le goût continue à en demeurer fort vif dans la littérature comme dans les beaux-arts: il se manifeste dans les œuvres les plus diverses et sous la plume des plus grands écrivains, dans les comédies de Molière, dans les fables de La Fontaine, dans les mémoires de Retz, dans les romans de Mme de La Fayette, dans les sermons et les oraisons funèbres de Bourdaloue, de Fléchier et de Bossuet, dans les lettres de Madame de Sévigné. Bussy-Rabutin, dans son Histoire amoureuse, se fera le spécialiste du genre ; Boileau lui-même mettra des portraits dans la Satire des femmes en 1693, et Louis XIV, en 1696, fera un crayon fort étudié de la jeune princesse de Savoie, qui venait en France

épouser le duc de Bourgogne. Les Caractères de La Bruyère arrivaient donc en leur temps et ne surprirent personne. Le mot était nouveau, et devait plaire par sa couleur attique : mais la chose était ancienne, et ressemblait à bien des choses déjà vues.

On retrouve, en effet, dans les Caractères, tous les portraits du temps. Emile est le portrait en pied réservé aux princes et aux demi-dieux : tel Louis XIV peint par Rigaud ou Charles Ier par Bossuet. Arténice est un délicieux pastel, très supérieur, mais assez semblable aux meilleurs de Mlle de Scudéry. Giton et Phédon sont deux portraits généraux de Théophraste, retouchés par la main d'un grand artiste. Ménalque est un portrait comique auquel Molière eût pu collaborer, et qui demeure tout prêt pour Regnard. Émire ou la belle Insensible semble détachée d'un roman de Mme de La Fayette ou de Mme de Villedieu. Tel autre pourrait figurer parmi les grotesques de Scarron ou dans la bourgeoise galerie de Furetière. Boileau eût pu réclamer celui de Cydias et a dû envier le beau parallèle de Corneille et de Racine. Combien rencontre-t-on, crayonnées en quelques traits, de ces vives silhouettes toutes pareilles à celles qui traversent la correspondance de Mme de Sévigné ! Dans son livre La Bruyère a mis la fleur de beaucoup des livres du siècle.

Il a tout conservé, quoiqu'il ait prétendu : mais en même temps il a tout modifié. Chez lui le << portrait >> s'est distillé en «< caractère ». Il a purgé le genre de ce qui faisait sa faiblesse, c'est-àdire des éléments mondains qui le viciaient. Il lui a

assigné un autre but que de plaire à un salon ou à une cour, de flatter des amours-propres, de piquer des vanités, d'éveiller des curiosités et de faire valoir surtout l'esprit de l'auteur. Tout cela est absent, ou à peu près, du «< caractère » de La Bruyère. Ce qui était avant lui un jeu de société ou un ornement de discours, devient entre ses mains un puissant et délicat instrument d'observation méthodique. La maxime et le caractère, se doublant et se complétant l'un l'autre, nous font voir ainsi l'homme et les hommes. Ils nous découvrent la vie elle-même dans sa variété sans cesse renouvelée, dans ses dehors et dans ses profondeurs.

4. LA COMPOSITION

On fait un livre comme on fait une pendule, a dit La Bruyère tout au début du sien. Donc il ne suffit pas que les pièces qui le composent soient parfaites, comme les axes ou les roues d'une montre il faut encore qu'elles soient strictement ajustées entre elles, de façon à former un ensemble organisé et vivant. Un livre devra être écrit, mais il devra aussi être composé.

La comparaison est juste mais n'y avait-il pas quelque imprudence à l'inscrire en tête d'un pareil ouvrage ? Que le livre des Caractères soit artistement écrit, personne n'en a jamais douté: mais qu'il soit composé et cohérent à l'égal d'une pendule bien réglée, on ne saurait à première vue le prétendre. L'auteur y apparaît surtout comme orfèvre con

sommé il s'y montre ciseleur, graveur, guillocheur, mais horloger ou mécanicien, non pas. Ses ennemis le lui ont souvent reproché.

L'ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu'il a une couverture et qu'il est relié comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pièces détachées qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumière pour bien conduire un ouvrage qui serait suivi. Rien n'est plus aisé que de faire trois ou quatre pages d'un portrait qui ne demande point d'ordre, et il n'y a pas de génie si borné qui ne soit capable de coudre ensemble quelques médisances de son prochain. (Mercure Galant.)

Ses amis ne pensaient guère différemment sur ce point.

M. Despréaux disait de La Bruyère que c'était un homme qui avait beaucoup d'esprit et d'érudition, mais que son style était prophétique, qu'il fallait souvent le deviner; qu'un ouvrage comme le sien ne demandait que de l'esprit, puisqu'il délivrait de la servitude des transitions, qui est, disaitil, la pierre d'achoppement de presque tous les écrivains. (Bolzana.)

La Bruyère lui-même, dans le Discours sur Théophraste, avait fait très bon marché du plan de son livre. Voici ce qu'il en disait :

Il ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes, et en l'examinant indifféremment sans beaucoup de méthode, et selon que les divers chapitres y conduisent, par les âges, les sexes, etc.

Il est vrai que, cinq ans après, devenu sensible à la critique, il découvrira à son ouvrage un plan et une économie dont il ne s'était pas avisé tout d'abord :

De seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui... ne sont que des préparations au seizième et dernier où l'athéisme est attaqué et peut être confondu. (Preface du Disc. à l'Académie.)

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