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enfin, il faut le dire, des rapports de moins en moins intimes avec les livres de grand format non écrits en français, tout cela a favorisé la vente, pour simple débarras, des bibliothèques particulières : le nombre des livres utiles a cédé le pas, chez une foule de gens qui désirent passer pour bibliophiles, à un choix restreint d'élégantes reliures d'apparat, ornant des ouvrages plus ou moins superficiels que l'on a soin d'ouvrir le moins possible, afin de ne pas leur enlever, avec la fraîcheur des cuirs et dorures, ce qu'ils peuvent avoir de valeur vénale... Et, depuis longtemps déjà, les vieux bons livres s'en allaient; et, de plus en plus, méconnus, délaissés, les vieux bons livres s'en vont.

Toute la solide réserve, tout l'appareil d'études du savoir passé seraient même, dès maintenant, exterminés au profit de la création d'une matière première utile à fabriquer le papier nouveau, ce papier nécessaire à une formidable avalanche de journaux, prospectus, catalogues de toute espèce de choses et de modes et d'étrangetés, si l'invention du papier de bois ou de paille n'avait apporté, Dieu merci! quelque atténuation à l'anéantissement désastreux des vieux imprimés.

Ajoutez que, même dans le monde de la librairie ancienne, à la suite des ventes de livres faites sur catalogue, les volumes mis en lots, surtout s'ils sont écrits en latin, passent, aux yeux des bouquinistes de second ordre, pour n'offrir que peu d'intérêt, et sont d'autant plus vite envoyés à l'inconscient pilon que leur format les rend encombrants et que, matériellement ou faute de s'exprimer en langage boulevardier, ils ne sont plus au goût du jour », motif prépondérant d'estime, de faveur, et même d'engouement.

Voilà les conditions générales et aussi les conditions

particulières qui menaçaient d'une destruction prochaine l'un des derniers exemplaires survivants du Plutarque de Cruserius, si, par hasard, et longtemps à l'avance, je n'avais connu quelque peu l'histoire du livre, histoire beaucoup plus curieuse d'ailleurs que je ne pouvais le supposer, en ce qui touche mon introuvable in-folio.

A l'aide des indices que porte sur lui et que me fournit cet exemplaire, je vais m'efforcer de retrouver, quant aux points essentiels, la suite de ses vicissitudes.

Mon volume porte les signatures de deux de ses anciens possesseurs; l'une est de la fin du xvie ou du commencement du XVIIe siècle (1); l'autre est datée de 1678.

Celui qui a écrit la première avait encore les habitudes des lettrés du xvre siècle, quant à la liaison de la lettre initiale du prénom avec celle du nom patronymique; et, lorsque (même sans application extrême) il inscrivait une devise sur ses livres, et c'est le cas ici, il le faisait en usant de la tradition qu'avait excellemment conservée Florent Chrestien et que Jean de Saint-Martin cultivait à Bordeaux, à la fin de ce siècle et au commencement du xvii, il le faisait, dis-je, en ces beaux caractères italiques dont Ange Vergèce et ses disciples avaient répandu l'usage chez les doctes. Docte, celui-ci l'était,

(') J'avais formulé cette approximation sur l'examen attentif des écritures. J'ai eu le plaisir de la voir formellement confirmée par un renseignement qu'avait eu l'amabilité de me fournir mon ami regretté M. L. Roborel de Climens, naguère attaché aux Archives départementales de la Gironde, et qu'a corroboré par de nouveaux détails, extraits des registres du Parlement, mon savant confrère et ami M. A. Brutails, correspondant de l'Institut et archiviste de la Gironde. Un Jean de Laserre était conseiller au Parlement de Bordeaux à la fin du XVI siècle. Son fils Pierre de Laserre lui succéda; mais celui-ci étant mot, la survivance fut obtenue en faveur du second fils, ANTOINE DE LASERRE, qui prêta serment le 9 janvier 1602. C'est le nôtre, et cela semble devoir faire remonter sa naissance aux environs de 1570 ou 1575. Il y avait, en 1582, un Pierre de Laserre, avocat au Parlement de Bordeaux, et auquel, à cette

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car il se plaisait à inscrire sur les marges de son Plutarque, avec persévérance et justesse, des observations philosophiques ou morales. Il signait, en français A. Delaserre, en latin, Anthonius Serranus, sans que cette dernière forme impliquât une parenté avec l'auteur illustre du Théâtre d'Agriculture ou le traducteur de Platon, son frère; et il écrivait sous son nom :

A bove majore discat arare minor (').

Dans une de ses annotations marginales sur Plutarque, il trouvait moyen d'appliquer encore ce dicton d'une façon non vulgaire (p. 151, Préceptes pour les hommes d'État, chap. 17). Dans une autre (p. 84), il rapprochait très efficacement d'un passage de Plutarque une loi du

date, était délivrée une copie authentique du testament d'Estienne de La Boëtie (Archives historiques de la Gironde, t. XVII, p. 161). Ce Pierre de Laserre devait être le frère d'Antoine.

(1) « C'est du bœuf plus àgé que le bœuf plus jeune doit apprendre å labourer. >> - Je ne sais d'où est tirée cette sentence. Elle affecte la forme d'un pentamètre; mais, comme elle n'est point d'une correction métrique irréprochable, je ne crois pas qu'elle soit tirée d'un auteur classique, car, autrement, Santen ou Lennep l'auraient citée dans l'annotation au vers 1778 de Terentianus Maurus. Je l'ai cherchée dans les Emblèmes d'Alciat, d'Alciat qui aimait à fournir en un pentamètre final l'affabulation de ses petits récits sentencieux, mais je ne l'ai pas trouvée. D'où que vienne l'adage, et à le prendre seulement comme formule libre, il est heureusement expressif et paraît avoir joui d'une notable popularité en tant que mot d'école, puisque, dans une de ses annotations, A. de Laserre l'appelle << un dicton bien connu », dictum ILLUD.

Olivier de Serres, ce Montaigne des agriculteurs, avait dit, en s'inspirant de Columelle (VI, II, 9), mais en ajoutant au texte de celui-ci des traits de sa bonne philosophie champêtre (Théâtre d'Agric., IV, 9, t. I, p. 535 de l'édition de 1804):

« L'exemple et la contraincte servent de bon maistre, en toutes disci» plines, ce qu'on expérimente en accouplant un jeune beuf avec un vieil, > et les faisant marcher ensemble: car, et par gré et par force, cestui-là >> est instruit par cestui-ci à remuer la terre et à tirer la charrete. Et ceste » voie-ci estant plus facile que nulle autre pour dompter et instruire les >> jeunes beufs, on l'emploiera en baillant comme en apprentissage deux > nouveaux beufs à deux vieux, à chacun un, à la charge de les faire >> labourer de diverses mains, à ce que, par apres, mis ensemble, des >> deux beufs s'en fasse un bon couple pour convenablement travailler de > compagnie. >>

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