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Si j'exprimais le désir qu'au-dessus de la porte étroite et basse de notre dépôt diocésain une plaque de marbré reproduisît ce touchant éloge en mémoire de l'infatigable archiviste, j'obtiendrais, je n'en doute pas, l'assentiment de l'Académie, et l'éminent cardinal Lecot, qui vit longtemps votre collègue à l'œuvre, daignerait souscrire à ce vœu fraternel.

Je renonce à décrire ici l'énorme inventaire in-folio transcrit et publié par Ernest Allain. Un discours entier n'y suffirait pas. L'Académie aura peut-être un jour l'occasion de l'utiliser.

Il y a plus d'un siècle, elle prit l'initiative d'une Histoire générale de la ville de Bordeaux. M. de Tourny, dont votre prestige et votre prépondérance fatiguaient l'amour-propre, se mit en travers du projet. Il confia ce travail aux religieux de Saint-Maur, sous la direction du Père Dom Devienne. Procédé fâcheux, dont M. de Tourny subit les conséquences. Par exception, cette fois, M. l'Intendant n'eut pas le doux orgueil d'offrir un chef-d'œuvre à sa bonne ville. Heureusement, l'Académie a pris sa revanche, et l'Histoire générale de Bordeaux n'est plus à faire. Mais si, par hasard, il vous plaisait d'encourager une étude approfondie sur l'évolution de l'idée religieuse en Guyenne, l'auteur, quel qu'il soit, n'oublierait pas de mettre à contribution l'Inventaire impeccable et d'un emploi si facile de l'archiviste diocésain.

Quand surgira l'historien que j'appelle de mes vœux? Votre confrère semblait indiqué pour l'être; il était mûr pour la grande histoire, autrement dit, pour la science à vues profondes et générales, dont l'érudition n'est, après tout, que la pourvoyeuse.

Aussi cultivait-il de préférence les savants de haut

vol. L'expression «< mon savant ami », qui s'échappe naturellement de sa plume, n'a rien de banal, elle est plutôt significative; elle donne la mesure de cette forte. intelligence, elle en trahit l'aspiration dominante. « Il y a, remarque La Bruyère, un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres. »>

Ernest Allain n'était pas homme à s'entourer d'amis que l'on surpasse et qu'on est toujours sûr d'avoir à ses pieds il avait le goût de l'amitié distinguée qui, sans être dépourvue de charme, assure à l'homme de progrès un précieux stimulant. Le disciple ambitieux, dans le sens honorable du mot, grandit rapidement au contact des remueurs d'idées, à l'école d'un Taine, d'un Jules Simon, d'un Sorel ou d'un Brunetière.

A peine entré dans ce milieu d'élite, le talent d'Ernest Allain prit un essor plus vif. Le commerce de l'Académie augmenta chez lui le respect de la langue et la haute conception qu'il s'était formée de l'art d'écrire.

Alors même qu'il pratiquait le style purement scientifique où l'écrivain doit se préoccuper, avant tout, de rendre la «nue et pure substance de la pensée » (1), il avait à cœur de parer sa phrase avec un soin du meilleur aloi. Il savait que la langue humaine a des vertus secrètes qu'elle tient de sa propre origine et des maîtres qui, de siècle en siècle, l'enrichirent de leurs chefsd'œuvre. Il savait que le burin du styliste en dégage un vrai monde artistique, et, qu'au point de vue des fines surprises résultant de l'expression d'art, la nôtre n'eut jamais de rivale. Sans pareille aussi, comme parle Montesquieu «< dans le raisonnement et dans les grâces », elle est, au témoignage de Bossuet, un «<mélange»>

(1) Bossuet. Discours de réception à l'Académie.

inimitable « de hardiesse et de retenue »>; elle joue avec les contrastes, sans jamais produire dans l'esprit un choc de mauvais goût, ni se perdre dans la profondeur ou l'élévation de l'idée, ni s'efféminer dans la suprême élégance.

A ces traits, qui n'a reconnu le « parler de France »>, la langue des penseurs et du « salon bleu » de Rambouillet, la fille unique, mais entendons-nous fille sans défaut de Pascal et d'une « précieuse » ?

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Ce n'est pas qu'au début, et comme dans la ferveur première de son noviciat d'érudit, l'abbé Allain n'ait tenu, par-ci par-là, quelques méchants propos contre les pauvres humanistes. Cependant, même aux heures les plus aiguës de sa période de transition, il eût approuvé, de la voix et du geste, la réponse du musicien Berlioz à sa tante, réponse qui, d'ailleurs, ne convertit point cette femme opiniâtre, et qui, la seule évidemment de son sexe, ne pouvait souffrir les gens de lettres. Cela résulte d'un trait humoristique dont s'égaya, l'an dernier, l'Académie royale de Bruxelles : « Oh! ma tante, s'écria Berlioz, un jour que son irréductible interlocutrice avait par trop dépassé la mesure, vous seriez humiliée, vraiment, que Racine fût de votre famille. >>

— « Avant tout, mon cher neveu, répliqua sèchement celle-ci, avant tout, la considération. >>

Tels étaient les principes et les goûts littéraires d'Ernest Allain. Il voulait, je l'ai dit, que le savant luimême se piquât d'élégance. N'avait-il pas appris de Montaigne, dont la belle humeur le charmait, que, "pour bien faire, il ne fault pas seulement loger la science chez soi, mais qu'il la fault espouser ». Or, quiconque en arrive à prendre une épouse, réelle ou

métaphorique, est moralement tenu de se mettre en frais de quelques dentelles et d'un peu de bijouterie.

Il aimait passionnément vos réunions, il les aima davantage, s'il est possible, lorsque, nommé curé de Saint-Ferdinand, il cessa d'appartenir à « l'armée active de la science », l'expression est de lui.

Prêtre avant tout, l'abbé Allain avait pour principe de ne point se donner à demi. Sa jeune paroisse eut tout son cœur; il lui consacrait ses journées, du matin. au soir, réservant ses préférences pour les ouvriers, les pauvres, les malades, les enfants. La nuit venue, il n'avait pas le courage de se dérober aux séductions de ses livres et des travaux en souffrance, dont les appels lui déchiraient l'âme. Pareille à cette lampe de l'Ecriture qui brille de loin au milieu des ténèbres, la sienne, m'a-t-on dit, ne s'éteignait pas.

La vie d'Ernest Allain était l'enjeu fatal de cette lutte acharnée entre le pasteur et le savant. Bientôt, sa vigueur d'athlète parut chanceler; un accablement progressif, indice d'une atteinte cérébrale, l'avertit de songer au repos. Qui de vous ne l'a rencontré, mélancolique et pensif, pendant les promenades quotidiennes qu'il s'imposait pour obéir aux conseils de l'homme de l'art? Encore, au bout de quelque temps, se vit-il forcé de les restreindre, puis de les supprimer.

Curé, sans houlette, il ne tenait plus à son cher troupeau que par le cœur, par la prière et le sacrifice.

L'illusion de se croire, un instant, le curé de l'Académie fut sa dernière joie. Il consacra le meilleur de son âme de prêtre à votre éminent confrère, Augustin Auguin. Le peintre bordelais, que son disciple de prédilection aura bientôt l'honneur de louer, à cette place, avait, dans son art, une spécialité, pour ne pas dire

un monopole, tant ce fra Angelico du paysage excelle à remplir, d'un profond mysticisme, le ciel de ses tableaux.

On raconte d'Horace Vernet qu'il avait coutume d'errer, le soir, dans la campagne romaine, afin de saisir, au passage, les chaudes et mobiles transparences de l'atmosphère du Latium. Auguin, lui, s'élevait plus haut; on eût dit qu'il cherchait l'idéal au-dessus de la voûte étoilée.

Aussi, comme l'artiste se comprenait, je l'imagine, avec son visiteur déjà moribond, sous les pas duquel la terre se dérobait d'heure en heure, et qui voyait le ciel tout près de s'ouvrir! Qui me donnera de réveiller un écho des paroles qu'ils échangeaient, tous deux, pendant ces causeries de chevet? L'artiste et son curé, sondant les abîmes de l'« au-delà », dont une buée imperceptible leur dérobe la pleine vue, nous transportent au rivage d'Ostie, où Gaston Boissier, l'archéologue enchanteur de l'Académie française, écoutait récemment l'entretien sublime d'Augustin avec sa mère mourante. Scène grandiose et deux fois immortelle, puisqu'elle est consacrée par une page du plus grand docteur de l'Eglise, et par la toile impérissable d'Ary Scheffer.

C'est donc au seuil de l'autre vie, que vos deux confrères se dirent, chacun dans sa langue, mais avec la même assurance, non pas: adieu, mais au revoir.

Auguin continua de souffrir quelques mois encore. Terrassé, d'un seul coup, le curé de Saint-Ferdinand entra, presque aussitôt, dans une agonie poignante. Près de lui pleurait une sœur aînée, dont je voudrais que ma parole apaisât la douleur, et dans les traits, la voix, les tendres caresses de laquelle le mourant retrouvait la mère disparue, dont le prêtre demeure, à

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