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VICE-AMIRAL LAINÉ

(1796-1875)

Par M. GUSTAVE LABAT

Pour moi, soit que ton nom ressuscite ou succombe,
O Dieu de mon berceau, sois le Dieu de ma tombe.
A. DE LAMARTINE (1).

I

A l'époque où j'habitais dans ma famille Villenaved'Ornon, j'employais mes loisirs à rechercher dans cette paroisse suburbaine de Bordeaux les traces de la voie romaine qui, de Vasates (Bazas), la traverse du sud au nord pour aboutir, après avoir passé sur le territoire de Bègles, à l'antique Burdigala.

On connaît les précieux sarcophages en marbre conservés au musée du Louvre, trouvés par hasard au commencement du siècle dernier à Saint-Médard-d'Eyrans, dans un champ bordant cette voie, qui ont été si habilement gravés et décrits (2) par nos anciens et distingués collègues, MM. Lacour père et fils et le baron de Caila; ce ne sont certainement pas les seuls que l'on rencontrera; or, je désirais beaucoup être des heureux pionniers qui contribueront à faire de

(1) Vers d'Alphonse de Lamartine, gravés sur le tombeau des Lainé dans le cimetière de Saucats (Gironde).

(2) Antiquités bordelaises. Surcophages trouvés à Saint-Médard d'Eyrans, publiés par MM. Lacour père et fils, à Bordeaux, 1806.

nouvelles découvertes. J'avais dans ce but suivi avec un vif intérêt, malheureusement sans succès, les fouilles faites aux Arbanats (1) par mon ami l'ingénieur Paul Régnauld (2), lors de la construction du chemin de fer de Bordeaux à Langon; mais je ne bornais pas là seulement mon ambition, oubliant un peu trop peut-être le vieux proverbe :

Qui trop embrasse mal étreint.

Je voulais retrouver aussi la voie romaine qui, d'après la tradition, se dirigeait en droite ligne d'Aquæ Tarbellicæ (Dax) vers Burdigala par les grandes landes; on m'assurait que j'en rencontrerais des vestiges apparents dans les environs de Sore (3), chef-lieu de canton du département des Landes.

C'était assez pour m'engager à en faire le but d'une excursion; toutefois, comme la distance était grande, je décidai, avec un parent qui partageait mes goûts ('), d'aller à Sore en deux étapes, dont nous fixâmes la première à Saucats (5) dans la Gironde.

Par une belle journée de juillet, nous partimes de grand matin, pédestrement, comme de modestes tou

(1) Les Arbanats, bourg peu important, canton de Podensac (Gironde), station du chemin de fer de Bordeaux à Langon.

(2) Paul Régnauld, né à Paris en 1827, mort à Bordeaux en 1879. Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées; attaché d'abord à la construction des chemins de fer du Midi; chargé plus tard, comme ingénieur principal, des travaux du beau pont métallique qui relie cette voie ferrée à la ligne d'Orléans; créateur en partie de la ville d'hiver d'Arcachon, où il a montré son goût éclairé pour les arts. Rentré quelques années au service de l'État, il s'occupa de la construction des docks de Bacalan. L'œuvre de cet habile ingénieur est considérable, il était neveu des grands financiers Emile et Isaac Péreire.

(3) Sore, chef-lieu de canton, département des Landes, arrondissement de Mont-de-Marsan. Église romane; restes d'une vieille enceinte.

(4) Jacques-Charles Labat, propriétaire du Fuët, à Villenave-d'Ornon. (5) Saucats, canton de La Brède (Gironde), sur le ruisseau Saint-Jean. d'Estampe, tumulus, antiquités, beaux fossiles calcaires lacustres, faluns. Le Camin Galliam est visible sur la limite de la commune de La Brède.

ristes; la chaleur, bientôt accablante, nous força de faire une station de quelques heures dans le coquet village de Léognan (1), tout émaillé de charmantes villas et de châteaux; il me suffira de nommer La Louvière (2) et Ollivier (3) la nouvelle église et son élégant clocher (4), l'un des nombreux filleuls du bon cardinal Donnet, fixèrent également notre attention; puis, nous continuâmes notre route en explorant jusqu'à Saucats, bien que nous ne fussions pas géologues, les richesses de faluns qu'elle traverse.

Le bourg de Saucats n'est ni important ni pittoresque; il ressemble à tous les villages des Landes; l'église aussi, petite et basse, n'a rien que de très ordinaire; pendant que je la dessinais, mon compagnon en faisait le tour et l'étudiait.

Il m'appela bientôt et, avec une émotion que je partageai vite, me montra un tombeau placé près du côté nord de l'église.

(1) Léognan, près du ruisseau de l'Eau-Blanche, canton de La Brède, 12 kilomètres de Bordeaux. L'église a été réédifiée de 1852 à 1854; la clocher roman a été remplacé à cette époque par une flèche élégante; on a utilisé avec soin dans la construction nouvelle la plupart des chapiteaux de l'ancienne église romane, dont quelques-uns sont fort curieux. Près du moulin de Veyres, au pied du coteau de Carbonnieux, est la source qui fournissait les eaux à l'un des aqueducs de l'antique Burdigala. Faluns riches de beaux fossiles.

(*) La Louvière, château de la fin du XVIIIe siècle; le salon est orné de remarquables peintures de Lonsing, artiste flamand de beaucoup de talent, qui mourut au château en 1799.

(3) Ollivier, curieux château entouré d'eau courante; une partie date du xv siècle; il a été restauré avec goût il y a une quinzaine d'années.

(4) Le cardinal Donnet, le bon cardinal, comme on l'appelait avec raison, ne comprenait pas d'église sans clocher; c'est par centaines qu'il faut compter ceux qui ont été édifiés sous son long épiscopat. Le préfet du deuxième Empire Haussmann, qui préludait dans la Gironde au rôle qu'il joua plus tard comme préfet de la Seine, le plaisantait à ce sujet et c'est, dit-on, dans une visite qu'ils faisaient tous deux, à Léognan, au ministre de la marine Théodore Ducos, que le baron Haussmann eut cette boutade humoristique: «Mais, Eminence, si vous continuez, mon dépar tement ressemblera à un hérisson!! » - Haussmann était protestant.

Les noms que nous lûmes sur le marbre étaient de ceux qui en imposent, même aux plus indifférents, et donnent à réfléchir sur la fragilité des grandeurs de ce monde...; le premier était celui du comte Lainé, le célèbre avocat, le grand ministre de la Restauration, pair de France, grand-croix de la Légion d'honneur et de Saint-Louis, membre de l'Académie française, etc., mort à Paris en 1835.

L'homme qui, sous l'Empire, portait ombrage au souverain et de qui, plus tard, Louis XVIII disait : « Je n'oserai jamais demander une injustice à mon ministre tant je sais qu'il a l'âme d'un Spartiate, » avait voulu reposer au milieu de ces landes où il avait passé son enfance et dont l'austère mélancolie plaisait à son cœur.

L'autre nom était celui du vicomte Lainé, vice-amiral, grand officier de la Légion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, etc., etc., fils d'un frère du ministre, qui, lui aussi, après de glorieux services, avait désiré dormir de son dernier sommeil dans cet humble cimetière de campagne.

La vie politique du grand ministre appartient à l'histoire; je ne me permettrai pas d'en parler, ni même de rappeler sa vie privée, car elle est toujours vivante par le souvenir des bienfaits qui l'ont remplie; je vous entretiendrai seulement du marin, beaucoup moins connu, dont je citais incidemment le nom plusieurs fois dans une des dernières communications que j'ai eu l'honneur de vous faire (1).

(1) Vieux Souvenirs: Le vice-amiral Gustave Lugeol (1799-1866), in-8°, portrait. Bordeaux, G. Gounouilhou. Extrait des Actes de l'Aca demie de Bordeaux.

II

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Lainé (Pierre-Jean-Honorat), en famille Emile, est né à Bordeaux, rue Saint-François, n° 1, paroisse Saint-Michel, le 14 frimaire an V (décembre 1796) (1); il était fils de M. Honorat Lainé, négociant-raffineur, puis, sous la Restauration, directeur de la Loterie royale, et, après 1830, receveur particulier des finances à Lyon, et de Mme Marie Charmille Longa, issue d'une ancienne famille parlementaire.

Le jeune Emile fut élevé chez les Pères jésuites de Pontlevoy (2); ses études dirigées vers la marine lui permirent de se présenter, en 1812, à l'Ecole navale établie à Toulon sur le vaisseau Le Duquesne, où il était admis au concours. Deux ans après, le 22 novembre 1814, sous la première Restauration, il en sortait avec le grade d'aspirant.

En 1816, au moment du tirage au sort (3), le nouvel aspirant était en route pour l'île Bourbon sur la flûte

(1) Extrait des registres de l'État-civil de Bordeaux, section sud, no 315: «Est né avant-hier matin à 2 heures chez son père, Pierre-Jean-Honorat, fils de Jean-Guillaume-Honorat Lainé, négociant, et de Marie-Charmille Longa, son épouse, rue St-François, no 1, ainsi qu'il nous a été déclaré par son père qui l'a présenté, assisté de Pierre Longa, ayeul maternel de l'enfant, nég', canton de Libourne, et de Joseph Lainé, oncle paternel (le futur ministre), homme de Loi, même demeure que le père, témoins majeurs à Bordeaux, le 16 Frimaire, l'an V républicain. Signés, Lainé jne, père; Longa; Joseph Lainé, A. Gaubert, officier public. >>

(2) Pontlevoy, canton de Montrichard (Loir-et-Cher), collège renommé, établi dans les bâtiments d'une ancienne abbaye des xve et XVIIe siècles. (3) En 1816, absent de Bordeaux, il fut représenté pour le tirage au sort par M. Maitre; ses parents avaient quitté la rue Saint-François et habitaient rue Permentade, no 37.

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